L'oncle John, qui était gris, comme toujours à cette heure-là, est sorti vers trois heures du matin, alors que nous allions fermer. Je n'ai pas appelé de taxi, car je savais qu'il rentrait toujours chez lui à pied...
Presque au même instant, M. José est arrivé, sa boîte à saxos à la main... Il a eu l'air de chercher quelqu'un des yeux et il s'est élancé dans l'obscurité... Il paraissait très pressé... Cela m'a étonné, car d'habitude il partait toujours avec Mlle Julie... Je veux dire depuis ces derniers temps...
— Qu'est-ce que José répond? Questionne Torrence.
— Que, s'il a quitté, en effet, le Pingouin assez précipitamment, c'est qu'il voulait rejoindre dans la rue un camarade qu'il avait aperçu dans la salle...
— Par conséquent, c'est facile à contrôler, triomphe Torrence. Ce camarade pourra certifier que...
— A condition qu'il existe! Or, comme par hasard, votre ami José refuse de révéler son nom... Il paraît que ce monsieur est un homme marié, qui était cette nuit-là en compagnie d'une étrangère, et José prétend qu'il n'a pas le droit de briser un ménage...
— Pour quelle raison dit-il qu'il a couru après lui?
— Comme par hasard, toujours pour lui emprunter mille francs...
— Et le camarade les lui a donnés?
— Il n'a pas pu, pour l'excellente raison qu'une fois dans la rue le musicien ne l'a pas retrouvé... Beaucoup de hasards en peu de temps, pas vrai?...
— C'est ennuyeux, évidemment, soupire Torrence. Et le chef, devenant soudain plus sévère:
— Ce qui est plus ennuyeux encore, Torrence, pour ne pas employer un autre mot, c'est de voir un homme qui a passé des années ici, qui connaît notre métier, qui l'a pratiqué jusqu'à présent dans l'honneur, c'est de voir, dis-je, cet homme profiter de ce qu'il a appris chez nous pour essayer de contrecarrer l'action de la Justice... Voilà pourquoi je vous ai demandé, à titre officieux, de passer par mon bureau... Vous avez été alerté ce matin par ce José... Nous le savons, car on a retrouvé la trace de la communication téléphonique... Vous êtes accouru à son appel en compagnie de cet Emile, à qui il faudra que je dise deux mots aussi... José vous a téléphoné à nouveau... Or, nous savons qu'à ce moment il y avait, dans sa chambre d'hôtel, la preuve formelle de son crime...
Il tend à Torrence une lettre anonyme où la culpabilité du musicien est dénoncée et où il est dit notamment:
... Si vous voulez la preuve de ce que j'avance, vous n'avez qu'à ouvrir sa boîte à saxos. Vous y trouverez le couteau avec lequel il a tué l'oncle John. Je l'ai vu, de mes yeux vu. Je ne tiens pas à me faire connaître, mais je puis préciser que je suis employé au Pingouin et que rien de ce qui s'y passe ne m'échappe.
Quant à la bague avec le diamant noir...
— Je n'ai pas encore entendu parler de ça, interrompt Torrence.
— Le vieil Américain portait toujours à l'annulaire gauche une bague en platine ornée d'un énorme diamant noir. Cette bague lui a été arrachée par son assassin. Vous permettez que je continue?
» ...Quant à la bague avec le diamant noir, la pierre en a été dessertie et j'ignore où il l'a cachée. Mais vous trouverez l'anneau dans le vestiaire des musiciens. Il se trouve, pour préciser, au fond de la boîte à poudre personnelle de José...
Le chef tire l'anneau de platine de son tiroir et le pose triomphalement sur le bureau.
— Qu'est-ce que vous en dites?
— Ne trouvez-vous pas, patron, que c'est beaucoup?
— Beaucoup de quoi?
— Beaucoup de preuves... Nous avons vu défiler dans cette maison de nombreux criminels, n'est-ce pas?... Or, je ne me souviens pas d'un seul cas où tant d'éléments...
— Pardon!... José est un débutant... Un amateur... Poussé par le besoin d'argent, il n'a pas hésité...
— Ce que je me demande, c'est pourquoi il a attendu si longtemps.
— Je ne comprends pas.
— Je le connais quelque peu. José a toujours été un panier percé. Pour lui, l'argent ne compte pas et, pendant les derniers jours du mois, il se contente volontiers de croissants et de cafés crème... Une seule chose est sacrée: le mandat qu'il envoie chaque mois à sa mère, dont il est le seul soutien...
— Vous voulez me faire le coup de l'assassin qui aimait bien sa mère... C'est bon pour les jurés, Torrence!... Mais je n'ai pas fini... Les spécialistes, ce matin, ont examiné les deux saxophones de votre ami... Or, savez-vous ce qu'ils ont découvert?... Dans l'un d'eux, des égratignures prouvant que ce saxophone a contenu un objet dur et tranchant, probablement un couteau... Il y a plus grave... On a pu recueillir, au laboratoire, d'infimes parcelles d'une matière brune, et, d'un moment à l'autre, nous saurons si c'est du sang et, si oui, si c'est du sang humain...
» Donc le couteau était bien dans le saxophone, comme cette lettre nous l'affirme.
» La bague, elle aussi, était dans la boîte à poudre. » Celui qui a écrit ce billet était bien renseigné...
— Trop bien... soupire Torrence.
— Vous dites?
— Rien...
— Nous en arrivons au plus pénible... Le couteau a disparu... Il a disparu, vraisemblablement, alors que vous étiez dans la rue... Que faisait donc votre étrange adjoint pendant ce temps?
— Je l'ignore...
Torrence essayait de gagner du temps. Il avait besoin de réfléchir. Voyons! Ce n'était pas Lucas qui avait été capable de deviner le coup du poignard lancé par la fenêtre. Est-ce que la sourde-muette avait porté plainte? Une sourde-muette peut parfaitement écrire...
— Peut-être, dit-il, prenant une décision soudaine, avez-vous également reçu une lettre anonyme à ce sujet?
Le coup porte. Le chef est ennuyé.
— Pas une lettre, non, mais un coup de téléphone...
— Anonyme, bien entendu...
— Les affirmations de mon correspondant ont été aussitôt vérifiées... C'est à moi-même qu'il s'est adressé vers midi... Ce coup de téléphone, Torrence, m'a à la fois outré et peiné, car il jette un jour particulièrement cru sur certains agissements de votre Agence O... J'espère que, maintenant, vous me comprenez... Pendant que vos collègues, au risque de leur vie...
— Vous croyez, patron? murmure doucement Torrence avec reproche.
— Au risque de leur vie, oui... Pendant que vos collègues procèdent à l'arrestation d'un dangereux malfaiteur, vous qui avez si longtemps partagé leur vie, aidé par je ne sais quel jeune homme peu scrupuleux, vous vous ingéniez à faire échapper un assassin au châtiment qu'il mérite... Votre Emile, pour cela, n'a pas hésité à pénétrer de force dans le logement d'une vieille infirme qui aurait pu mourir de peur... Le couteau lui a été lancé par José et il l'a fait disparaître... En vérité, je me demande, Torrence, si j'ai bien fait de vous faire venir ici librement, comme un ancien collaborateur, ou si, au contraire, mon devoir...
— Vous croyez vraiment, patron, qu'il y avait un couteau dans le saxophone?
Quand Torrence prend cette petite voix douce, quand il fait cette moue d'enfant qu'on gronde, il est impayable. Le chef est sur le point de donner libre cours à. sa colère, quand la sonnerie du téléphone retentit.
— Allô!... Oui... C'est moi... Vous êtes sûr?... Bien, j'attends votre rapport de toute urgence... Apportez-le-moi personnellement...
Cette fois, quand il raccroche, il est menaçant.
— Je vous donne une heure pour aller me chercher le couteau que vous détenez indûment...
— Mais, patron...
— L'Identité judiciaire vient de me téléphoner... Le laboratoire est formel... Les parcelles de matière brune dont je vous ai parlé sont bien du sang, et du sang humain... J'espère que, dans ces conditions, vous comprendrez votre devoir et que vous ne me forcerez pas à prendre des mesures qui me sont particulièrement pénibles...
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