— Qu'est-ce que c'est ces manières?... Insulter les honnêtes gens qui ne vous ont même pas adressé la parole...
L'autre est assis sur le trottoir. Inutile, maintenant, qu'il lève la tête. C'est fait! C'est fini! Le poignard accusateur est passé comme un éclair au-dessus de la rue.
— Mon cher monsieur Torrence... fait tranquillement le Banquier en se relevant, je n'ai pas l'habitude de ne pas rendre ce qu'on me donne... Seulement, moi, je prends mon temps... J'ajoute les intérêts... Vous comprenez?
Quelqu'un qui n'y comprend rien, c'est le bistrot, sidéré de voir un homme qu'on vient d'étendre par terre à coups de poing se relever en souriant presque, éponger son nez saignant et rester là, comme s'il attendait son reste.
— Vous avez eu tort, monsieur Torrence... Les intérêts, n'oubliez pas!... Je me demande même si ce n'est pas parce que je paie toujours les intérêts avec usure qu'on m'appelle le Banquier!
La fenêtre, là-haut, s'est refermée. Bientôt Lucas reparaît sur le seuil de l'hôtel. Il tient le bras de la jeune femme, la blonde Julie, qui a passé un manteau de fourrure. José suit, entre deux inspecteurs, menottes aux poings.
Les autres policiers sont restés là-haut, à fouiller minutieusement la Chambre et la salle de bains.
Si la ville a commencé paresseusement à vivre, la rue est encore déserte. Ce qui inquiète Torrence, c'est de ne pas voir revenir Emile...
— Votre calvados est servi... annonce le patron.
— Je viens... Merci...
Est-ce que par hasard la vieille sourde-muette?... Torrence n'est pas tranquille... N'a-t-il pas été un peu trop audacieux et ne s'est-il pas écarté dangereusement du chemin de la légalité? Lucas le salue. Il lui rend son salut. Le regard de José, qui s'est installé dans l'auto, est plus serein qu'on ne pourrait s'y attendre...
— L'immeuble n'a pas d'autre issue, patron?
— Non, monsieur... Pourquoi me demandez-vous ça?... L'auto est partie. Le Banquier s'éloigne en épongeant toujours son nez.
Un quart d'heure passe, une demi-heure, et Torrence est toujours là à attendre, de plus en plus inquiet.
Il n'imagine pas, en entendant une sonnerie dans l'arrière-salle, que c'est pour lui.
— Monsieur Torrence!... appelle cependant le patron. Il ne comprend plus. Qui peut savoir que...
— Allô! crie-t-il avec impatience.
— Attention, patron, vous allez m'assourdir...
— Emile?
— Mais oui... J'ai pensé qu'avec l'objet que j'avais glissé dans mon appareil photographique, il était peut-être préférable de ne pas me montrer... Je suis passé par la cour... Il y a un mur... Ce mur n'est pas haut et je n'ai pas tardé à me trouver dans une maison dont l'entrée principale donne sur le boulevard...
— Où êtes-vous en ce moment?
— Au bureau, patron... Je vous attends... Quant à la vieille... Hum!...
— Quoi?.... Qu'est-il arrivé?
— Rien de grave, patron... J'avais mon drap noir de photographe sur le visage et, quand elle m'a ouvert la porte, elle s'est tout bonnement évanouie... Elle va passer sa journée à chercher ce qui peut bien manquer dans son logement...
II
Où Torrence se croit revenu au temps où le maître d'école
lui tirait les oreilles et où il fait quand même bonne
contenance
Il est près de quatre heures de l'après-midi quand Torrence franchit le porche du Quai des Orfèvres et s'engage dans l'escalier de la PJ. Il vient de recevoir à l'Agence O un coup de téléphone du chef.
— Cela ne vous ferait rien de venir bavarder un moment dans mon bureau?
Dès son arrivée au-dessus de l'escalier, Torrence fronce les sourcils. Il y a là, à gauche, une pièce aux cloisons vitrées qui sert de salle d'attente. Sur des chaises, cet après-midi-là, on peut voir deux femmes, qui sont certainement des entraîneuses, ainsi que des messieurs qui gardaient dans la vie privée leurs allures de maître d'hôtel.
— Le grand jeu... grommelle Torrence.
Cela se sent aussi dans l'atmosphère de la maison. Allées et venues d'inspecteurs, portes qui claquent, coups de téléphone. Torrence est sûr, derrière cette porte, de trouver Lucas en face de José, des verres de bière et des sandwiches sur le bureau, ainsi qu'une épaisse fumée de pipes. L'interrogatoire doit avoir commencé vers neuf heures du matin. De temps en temps, Lucas se fait remplacer par un inspecteur, ou bien on appelle un témoin et on essaie de mettre José en contradiction avec lui.
— Tiens! M. Torrence... fait le garçon de bureau. Le chef vous attend...
— Bonjour, Torrence... Asseyez-vous, je vous prie... Etant donné la carrière que vous avez faite dans la maison, j'ai préféré vous faire venir à titre tout à fait privé...
Bigre! Que signifie ce titre tout à fait privé? Faut-il comprendre qu'on a hésité à faire venir Torrence entre deux inspecteurs?
Le directeur a pris la mine sévère qui lui va si mal mais qui prouve que l'affaire est mauvaise. Il oublie même de dire, selon son habitude: « Vous pouvez fumer... »
— Vous avez beaucoup d'affaires en train pour le moment, à l'Agence O?
Il a prononcé « Agence O » avec la pointe de mépris que tout policier officiel voue à la police privée.
— Assez, oui...
— Je le regrette, Torrence... Vraiment, je le regrette... Parce que si vous aviez été pour ainsi dire en chômage, vous auriez eu au moins une excuse pour accepter le métier que vous faites depuis ce matin...
Que sait-il au juste? Voilà ce que Torrence se demande tout en baissant la tête comme un écolier pris en faute.
— Je vous sais assez intelligent, continue l'autre, pour être certain que vous n'avez aucun doute sur la culpabilité de votre nouveau client...
— Pardon, chef... Je ne suis peut-être pas intelligent, mais je suis persuadé, au contraire, que José n'a pas tué l'oncle John...
Le directeur a pressé un timbre.
— Demandez à Lucas de vous passer un moment le dossier, voulez-vous?...
On apporte le dossier. Le chef prend son temps, brandit tout d'abord une formule de mandat-carte.
— Vous connaissez l'écriture de notre oiseau? Certes, les experts n'ont pas encore authentifié ce document, mais, à première vue, aucun doute ne paraît possible... Lisez...
Deux mille francs, oui... La date... Celle d'hier... Ce mandat a été rédigé au bureau de poste de la place Blanche et les deux mille francs adressés à qui?... A Mme Vve Leborgne, rue de la République, à Bourges... C'est-à-dire à la mère de José, lequel José s'appelle en réalité Joseph Leborgne...
» Or, le patron du Pingouin vous répétera, si vous y tenez, qu'il n'a fait aucun versement hier ou avant-hier à son chef de jazz... Celui-ci, au contraire, a réclamé plusieurs avances... Enfin, nous avons téléphoné au poste de radio où José donne des auditions assez fréquentes et où on ne lui a pas davantage versé d'argent ces derniers temps...
Torrence n'est pas fier, évidemment. Il regarde le mandat avec de gros yeux glauques.
— Ce n'est pas tout... En voici un autre... Un mandat, de trois mille francs cette fois, de la même écriture, signé Joseph Leborgne et adressé à une banque de la rue Tronchet. Lisez à la partie réservée à la correspondance.
Prière verser ces trois mille francs à mon compte.
Joseph Leborgne.
— Vous commencez à vous rendre compte, Torrence?... Bien entendu, nous nous sommes adressés à la banque en question, où on nous a affirmé que le compte de Leborgne était presque toujours débiteur. Ce compte ne lui servait, en somme, qu'à encaisser les chèques barrés qu'il reçoit en paiement... Faut-il vous lire la déposition du portier du Pingouin avec qui votre musicien a été confronté dès ce matin?
Читать дальше