Il y avait, dans cette recherche parmi les dossiers de l'Agence O par les deux collaborateurs, quelque chose de mélancolique. Des affaires de toutes sortes leur avaient passé par les mains. Beaucoup d'affaires banales, bien sûr, de celles qui ne se racontent pas, recherches dans l'intérêt des familles, enquêtes commandées par les compagnies d'assurances.
S'assurer que tel suicide est un vrai suicide et que telle mort naturelle n'en est pas une; s'assurer de même que tel incendie n'est pas volontaire et que tel vol de bijoux est bien un vol...
Mais, par-ci par-là, émergeaient des affaires qui avaient fait du bruit à leur heure et qui avaient valu à l'Agence O la grande manchette dans les journaux. Il y en avait d'autres, enfin, presque toujours les plus intéressantes, dont le public ne s'était jamais douté et qui dormaient dans leur tombe de toile grise.
Or, maintenant, c'était à l'Agence O de se défendre elle-même!
Chacun des deux hommes avait une énorme pile devant lui. Après son cigare, Torrence avait allumé pipe sur pipe et l'atmosphère du bureau était d'autant plus irrespirable que l'ancien inspecteur de Maigret avait la manie de charger le poêle jusqu'à la gueule.
A la fin, Emile était en manches de chemise.
— Combien en avez-vous trouvé, patron?
— Trois... Mais je vous avoue...
— J'en ai quatre... Je me demande cependant s'ils ont tous des motifs suffisants de haine contre nous pour machiner un pareil coup... Etablissons toujours la liste...
Quand le jour se leva, ils étaient en face d'un aide-mémoire ainsi conçu:
Jean Marchesseau, commis de bijouterie, accusé de vol par Torrence et envoyé pour cinq ans en maison centrale. Vingt-huit ans au moment de sa condamnation.
Léon Gorissen, dit Petit Léon, affaire de mœurs compliquée de chantage. Deux ans.
Germain Vatissard, vingt et un ans, clerc de notaire, amateur de courses, pris la main dans le sac, faux en écritures. Trois ans.
Philippe Durandeau, vingt-quatre ans, fils d'un minotier. Meurtre d'une jeune fille, dans un hôtel meublé de Montmartre, un soir qu'il était ivre mort. Circonstances atténuantes. Dix ans.
Hubert Escalier, vingt-six ans, fils d'un consul en Extrême-Orient. Faux et usage de faux. Bons antécédents. Un an.
Herbert Félix, vingt-quatre ans, enfant naturel, ancien pupille de l'Assistance publique, meurtre d'une sexagénaire à l'aide d'un objet contondant. Dix ans.
Jean-Pierre Defretty, garçon coiffeur. Manœuvres abortives sur la personne d'une jeune fille de bonne famille qu'il avait séduite, et menaces aux parents. Trois ans.
— Maintenant, patron, je vous conseille vivement d'aller dormir quelques heures. Je vais m'étendre sur ce divan et attendre l'arrivée de Mlle Berthe, ainsi que le premier coup de téléphone de Barbet. A propos de Barbet...
— Eh bien? Questionna Torrence, comme Emile restait en suspens.
— J'ai un peu peur, patron...
— De quoi?
— Voyez-vous, quand Barbet suit une idée... Et je suis sûr qu'en nous quittant il avait son idée... Dans ces cas-là, il va jusqu'au bout... Tant pis si... Nous ne pouvions pourtant pas l'enfermer jusqu'à ce que nous découvrions la vérité... Bonsoir, patron!... Filez!... Si je vous vois jamais revenir aussi abattu que tout à l'heure, quand vous êtes rentré du Quai des Orfèvres...
Il fallut pousser Torrence dehors, car l'émotion le reprenait, peut-être à la faveur de la fatigue, et il aurait été capable de s'attendrir à nouveau.
Une fois seul, Emile reprit sa liste et, avec un crayon, fit en marge de longs et patients calculs.
Etant donné l'âge d'Untel à son entrée en prison... Etant donné la peine qu'il a eu à subir... Etant donné d'autre part ses origines et ses antécédents...
Comme tous les familiers de l'Agence O, Mlle Berthe avait 'l'habitude d'enjamber la marche qui déclenchait la sonnerie, et, quand elle entra dans le bureau, elle trouva Emile qui dessinait de jolies arabesques au bas de sa feuille de papier.
— Mon Dieu! Soupira-t-elle. Je parie que vous n'avez pas dormi!
— Et je ne pense pas que je dormirai de la journée...
— Dans ce cas, murmura-t-elle en souriant, vous feriez bien d'aller vous faire raser... Votre barbe a poussé d'un demi-centimètre depuis hier... Voulez-vous que j'appelle Adolphe?
— Non... Je descendrai... Cela me donnera l'occasion de boire un café chaud et de manger un croissant...
III
Où Barbet rejoint un vieillard qui exerce un curieux métier
et où, arrivant au bout d'une piste, il se voit assez mal
accueilli
Dans les premiers temps de l'Agence O, Torrence lui-même s'était maintes fois étonné de la rapidité avec laquelle Emile menait les enquêtes, et Emile lui avait expliqué:
— Voyez-vous, patron, la police officielle est une énorme machine et, comme toutes les choses énormes, elle peut se permettre d'être lente... Elle sait qu'une fois en branle rien ne l'arrêtera... Pour prendre une autre comparaison, la police officielle pêche au filet... C'est un chalut puissant, qui drague perpétuellement le fond, et la plupart des poissons s'y feront prendre un jour ou l'autre...
» Nous, au contraire, nous pêchons au harpon... Cela permet d'atteindre le poisson dans les petits coins de roche où le chalut ne passe pas, mais il faut à cette pêche beaucoup de rapidité...
» Dites-vous bien, patron, que toute enquête que nous ne réussissons pas en un temps record est une enquête perdue pour nous...
Torrence, hélas, se remémorait ces paroles, les jours suivants, en se livrant à un travail pour lequel l'Agence O n'était pas organisée, un travail de vérifications, de recherches minutieuses où il fallait dépenser de longues heures pour le plus petit renseignement.
C'est ainsi qu'il put supprimer cinq noms de la liste. Un des malfaiteurs était mort. Un autre était aux bataillons d'Afrique. Un autre encore... Bref, il fallut trois journées, qui parurent interminables, pour n'avoir plus devant soi que deux noms, celui de Vatissard, l'ancien clerc de notaire, sorti de prison un mois plus tôt, et celui de Jean-Pierre Defretty, le garçon coiffeur, qui avait quitté Fresnes quelques jours après.
Ce qui compliquait les recherches, c'est qu'ils étaient l'un comme l'autre interdits de séjour. Vatissard avait été aperçu à la pelouse d'Auteuil, Defretty dans un musette de la rue de Lappe, mais tous deux devaient prendre des précautions pour ne pas être repérés.
C'était en somme, pour Emile et pour Torrence, le travail d'un inspecteur débutant à la Police judiciaire. Il est vrai que celle-ci aidait honnêtement l'Agence O par tous les moyens possibles.
Ainsi, le troisième jour, remit-elle à Torrence les photographies des deux repris de justice, face et profil, prises sous la lumière implacable de l'anthropométrie.
Ce fut une minute assez émouvante pour Emile que celle-là, tandis qu'on montrait ces photos, mêlées à d'autres, au garçon de café de la rue Tronchet. En effet, il n'était arrivé à ces deux hommes que par le raisonnement. Mais n'y avait-il pas, dans ce raisonnement, une paille quelconque?
— Le voici... déclara sans hésiter le garçon en montrant le visage maigre et tourmenté de Vatissard. Je le reconnais, bien que maintenant il soit encore plus mal portant...
La caissière confirma les dires du garçon. Deux heures plus tard, tous les agents de Paris et de banlieue, ainsi que tous les postes de gendarmerie, avaient le signalement de Vatissard et l'ordre de l'arrêter.
Jusqu'alors, on avait eu régulièrement, deux fois par jour, comme Emile l'avait ordonné, des nouvelles de Barbet. Il est vrai que ces nouvelles étaient des modèles de brièveté.
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