— Mais...
— Je suis au courant de tous les détails par le commissaire de police de la Madeleine et par le chef de la PJ, à qui je me suis permis de téléphoner personnellement... C'était urgent... J'espère que vous ne m'en voudrez pas... Si donc vous voulez m'en croire, nous allons commencer par aller faire tous les deux un dîner aussi copieux que possible, arrosé d'une vieille bouteille de bordeaux... Je vous assure que vous en avez besoin... Ensuite nous reviendrons ici et, tous les deux, nous continuerons l'examen de tous les dossiers de l'Agence O, examen que je viens à peine de commencer...
Ce fut Barbet qui vint le premier au rendez-vous que Torrence avait donné à son personnel.
— Je crois, dit-il avec embarras, qu'il vaut mieux que je disparaisse pour un temps... Si je reste ici, vous n'empêcherez pas la police de croire que c'est par moi que la fuite s'est produite... Et elle vous accusera de me couvrir...
— Vous êtes sûr, Barbet, que...
— Patron! lança Barbet avec indignation.
Et il reprit un peu plus tard:
— Voyez-vous, j'ai ma petite idée... Il y a des chances pour qu'elle ne soit pas la bonne, et je voudrais la poursuivre sans avoir de comptes à rendre... Donnez-moi quelques jours de congé... Pendant ce temps-là, d'ailleurs, je suppose que l'Agence O ne s'occupera de rien d'autre que de ce chantage...
Avant que Torrence ait pu répondre, Emile intervenait:
— A une seule condition, Barbet. D'abord, vous téléphonerez ici deux fois par jour, pour le cas où nous aurions besoin de vous...
— Si vous y tenez...
— Ensuite, vous allez nous promettre de ne pas être armé...
Barbet rougit, prouvant ainsi qu'Emile avait deviné juste,
— Non seulement vous ne serez pas armé, mais si votre idée, comme vous dites, vous conduit à un résultat, voue nous préviendrez avant d'agir...
— C'est que...
— Je croyais, Barbet, que vous nous étiez dévoué corps et âme...
— Bon... Ça va !... Je promets!...
— Jurez...
Et Barbet jura solennellement en crachant par terre.
— J'ai bien réfléchi et je suis sûre de n'avoir parlé du sculpteur à personne... vint dire un peu plus tard Mlle Berthe. Mais je vois que vous avez sorti tous les dossiers de l'Agence O, c'est moi qui les ai classés. Je devine ce que vous allez faire et je vous demande, comme une preuve de confiance, de me permettre de passer la nuit avec vous et...
— C'est impossible, mademoiselle, dans l'intérêt même, de l'agence, car il faut que demain matin, à neuf heures, Il y ait ici quelqu'un de frais... Courez chez vous... Dînez et allez vous coucher...
Un quart d'heure plus tard, les deux hommes, Torrence et Emile, pénétraient dans un bon restaurant des environs des Halles et, bien que Torrence jurât qu'il n'avait pas d'appétit, Emile commandait un menu aussi soigne que s'il eût été en partie fine.
— Laissez-moi faire, patron... Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez...
C'était si vrai qu'après des soles à la dieppoise, arrosées d'un Pouilly de bonne année, le gros Torrence avait retrouvé ses couleurs, commençait à bomber le torse et grommelait en jetant autour de lui des regards terribles:
— Si je tenais ce cochon!...
— Nous parlerons de ça tout à l'heure... Pour le moment, ne songeons qu'à ces perdrix au chou dont je sens le parfum jusqu'ici... Maître d'hôtel.... Envoyez-moi le sommelier, s'il vous plaît...
A onze heures, enfin, Torrence, un havane entre les lèvres, suivait Emile le long du trottoir de la rue Montmartre.
— Voyez-vous, patron, ce problème, comme beaucoup de problèmes d'algèbre, comporte deux inconnues... Celle qui vous inquiète le plus, vous, c'est la première, qui à mes yeux est peut-être la moins importante... Vous vous demandez, en effet, comment un secret aussi important que celui du vieux sculpteur a pu sortir de l'Agence O...
— Il me semble...
— Je sais! Vous êtes un sentimental, et, à l'idée qu'un de vos collaborateurs a pu...
— Avouez que...
— Que c'est ennuyeux... Mais je suis sûr que ce mystère ne tardera pas à être éclairci... Pour cela, il faut éclaircir d'abord le second mystère... Ecoutez-moi un instant avec attention... Supposons que vous soyez un maître chanteur...
Torrence, qui avait été déjà accusé d'un forfait de ce genre l'après-midi, fit la grimace et son cigare lui parut moins bon.
— Je vous demande pardon... Pourtant, il faut se mettre dans la peau de l'homme... Il à découvert un de ces secrets qui valent une fortune, à condition de ne pas trop tirer sur la ficelle... Car, s'il est au courant de la conversation que le sculpteur a eue avec nous, il sait que T... a été à un doigt de tout dire à la police...
» Un premier coup réussit. T... verse les vingt mille francs qu'on lui réclame...
» Eh bien! Patron, je jurerais qu'un maître chanteur digne de ce nom attendrait un certain temps avant de faire une seconde demande d'argent...
» Il faut, comme en chirurgie, laisser le patient reprendre haleine entre deux opérations...
» Remarquez un autre détail... Il s'attend si bien, notre maître chanteur, à ce que sa victime aille se plaindre à la police, qu'il se cache à proximité du rendez-vous...
» Et il ne demande pas l'annuaire pour y chercher notre numéro de téléphone... Il le sait d'avance... Il a prévu que, si T... ne se laissait pas faire, il mettrait l'Agence O dedans...
Emile s'interrompit pour proposer:
— Prenons donc un café à cette terrasse... La nuit est longue...
Après quoi il poursuivit:
— J'en conclus que l'homme qui a fait le coup ne cherchait pas seulement l'argent — pour lui, vingt mille francs paraissent constituer une forte somme — mais qu'il cherchait encore et surtout à exercer une vengeance personnelle... Voilà pourquoi vous avez vu sur votre bureau tous les dossiers de l'Agence O...
» Nous avons un signalement de l'inconnu ou de son complice... Vingt-cinq à trente ans... Vêtu avec une certaine recherche... Enfin, sa pâleur est remarquée par tous ceux qui l'ont approché, même par un des agents, qui ne l'a vu que de loin...
— Vous appelez ça un signalement? Ironisa Torrence, qui n'avait qu'une confiance médiocre dans la méthode exposée par Emile.
— Allons, patron, du cran, nom d'une pipe!... Savez-vous à quoi me fait penser ce teint pâle et ces yeux fatigués décrits par le garçon de café et par la caissière?... A quelqu'un sorti récemment de prison... Souvenez-vous des gars que nous avons vus après deux ou trois ans de Poissy...
Cette fois, l'intérêt de Torrence parut s'éveiller.
— Ce n'est pas tout, et vous allez voir que notre travail devient plus facile à mesure qu'on y réfléchit... Au point que je crains bien que, tout à l'heure, il soit vraiment enfantin... Vous souvenez-vous du genre d'écriture des gars que nous envoyons d'habitude en prison et de leur orthographe?... Bon!... Or, ce gaillard-ci, non seulement a eu l'idée de faire faire par un imprimeur du papier à lettres à en-tête de l'Agence O, ce qui suppose déjà une certaine initiative, mais encore il a écrit au sculpteur d'Yport deux lettres signées de votre nom... Ne croyez-vous pas que T..., si ces lettres avaient été émaillées de fautes, ou si l'écriture avait été par trop primaire, se serait méfié?...
— On peut faire écrire une lettre par un ami...
— Sauf si on s'oblige ainsi à partager une petite fortune avec lui... En admettant même que cette lettre ait été écrite par un ami, cela suppose un ami ayant de l'instruction...
Torrence venait de faire un geste en direction du garçon.
— Non, patron... Vous avez bien dîné... Vous avez eu du vin à discrétion..: Après le café, je vous interdis tout alcool, car le travail ennuyeux va commencer et je ne tiens pas à vous entendre ronfler dès deux heures du matin... Tout ce que je permets, c'est que le garçon nous apporte quelques bouteilles de bière au bureau et des sandwiches pour le cas où...
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