— Vous l’avez bien vu ?… Venez…
Une fois dans son bureau, Lucas questionna :
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Heu !… Que c’est un homme du Nord… sans doute un étranger… qu’il n’a pas passé la nuit dans son lit et qu’il n’est pas d’un tempérament nerveux, car il supporte plus placidement que je ne ferais le supplice d’attente… Qu’a-t-il fait ?
Le Petit Docteur était un peu inquiet, retrouvant l’humilité de l’élève devant son instituteur.
— Comme vous y allez !… Pensez-vous donc que ne viennent ici que les gens qui ont fait quelque chose ?… Installez-vous dans ce coin… Ne bougez pas…
Le commissaire Lucas sonna, dit à l’huissier :
— Introduisez M. Kees Van der Donck…
Le soleil était déjà haut dans le ciel. La fenêtre grande ouverte laissait entrer les bruits des quais et comme le reflet de la Seine qui coulait entre ses murs de pierre. Des cars passaient parfois, pleins d’étrangers, et sur les grands boulevards, la veille, le Petit Docteur, plus habitué au calme de Marsilly et de La Rochelle, avait entendu parler toutes, les langues.
— Asseyez-vous, monsieur Van der Donck… Je m’excuse de vous avoir fait attendre et je vous remercie de vous être tenu avec tant d’amabilité à notre disposition…
— C’est une affaire très ennuyeuse… soupira le colosse, dont les yeux, dans un visage rose aux traits épais, étaient étrangement enfantins.
— Je vous comprends… Très ennuyeuse… Je vois, d’après cette fiche, que vous êtes Hollandais…
— D’Amsterdam… Importateur de produits coloniaux, en particulier de produits des Indes néerlandaises.
— Vous êtes à Paris depuis trois jours… Hier au soir, vous avez dîné seul dans un grand restaurant des Champs-Élysées…
— J’ai trop bien dîné, précisa le Hollandais, qui avait dans ses expressions de physionomie une naïveté savoureuse. Tout cela est la faute à la cuisine française et aux vins français… En Hollande, nous ne sommes pas habitués… Après dîner, j’étais très gai et, comme il faisait trop chaud pour aller au théâtre, j’ai voulu visiter Luna-Park… C’est vraiment très excitant… Il y avait beaucoup de jolies petites Parisiennes… Elles s’amusaient… Elles riaient très fort… Je riais aussi…
« C’est comme cela, en riant, devant les balançoires, que j’ai fait la connaissance d’Annette et de Simone… Je ne connais que leurs prénoms… Deux très gentilles demoiselles… Très gaies… Très spirituelles… Nous sommes allés sur toutes les attractions… Nous sommes entrés dans toutes les baraques… Et de temps en temps nous allions au bar pour nous désaltérer…
— Vous êtes allés souvent au bar ? murmura le commissaire, qui était l’homme le plus paisible et le plus souriant de la terre.
— Souvent, oui… Aussi, ce matin, j’ai très mal à la tête… Il ne faut pas faire attention… Comment dites-vous ?… Gueule de… de boa ?
— Gueule de bois, oui…
— Cela veut dire gueule de serpent ?
— Pas tout à fait… Mais continuez…
— La dernière fois que nous sommes allés au bar, j’ai aperçu une jeune personne qui nous regardait et qui avait l’air de vouloir s’amuser aussi… Je suis allé l’inviter, même que j’ai renversé un guéridon en passant, parce que je ne marchais plus très droit…
— Et vous avez continué la fête avec vos trois compagnes ?
— C’est embarrassant à expliquer, monsieur le commissaire… Les deux autres, Annette et Simone, c’était pour rigoler, comme vous dites… Des petites jeunes filles qui habitent chez leurs parents… Tandis que la troisième… Lydia, elle s’appelait… Ce n’était pas une Française… Elle m’a dit qu’elle était danseuse… Moi, je ne sais pas…
— Bref, vers minuit, vous avez confié vos deux premières compagnes au métro et vous êtes resté seul avec Lydia…
— Nous sommes entrés à l’Hôtel Beauséjour, qui était tout près, avenue de la Grande-Armée…
— Une question. Vous êtes descendu au Grand-Hôtel, boulevard des Italiens. Pourquoi n’est-ce pas là que vous avez conduit votre compagne ?
— Oh ! Monsieur le commissaire… Au Grand-Hôtel, je suis un monsieur sérieux et je ne voudrais pas que…
— Continuons… Vous êtes resté environ une heure à l’hôtel… Je suppose que vous avez fait, avant de partir, un cadeau à votre compagne ?
Le Petit Docteur, qui ne quittait pas le Hollandais des yeux, le vit rougir, perdre un instant contenance.
— Je ne me souviens plus… Non, je ne crois pas…
— Et elle n’a pas réclamé ?
— Elle avait bu aussi… Nous avions bu tous les deux avant d’entrer à l’hôtel… Quand je suis parti, j’ai voulu marcher un peu… J’étais déjà tout près de l’Arc de Triomphe quand je me suis aperçu que je n’avais plus mon portefeuille…
— Dans quelle poche le mettez-vous d’habitude ?
— Dans la poche revolver du pantalon… Ici… Tenez ! Le voici…
— Vous êtes donc retourné à l’Hôtel Beauséjour. Vous êtes monté dans la chambre. Lydia était tout habillée…
— Oui… Sur le lit… Ou plutôt en travers… J’ai cru qu’au moment de partir elle s’était endormie… J’ai voulu la secouer… C’est alors que j’ai vu du sang et que j’ai compris qu’elle était morte… Son crâne avait été comme écrasé…
— Vous n’avez pas appelé ?
— Je suis descendu et je suis sorti…
— Pardon… Vous aviez retrouvé votre portefeuille ?
— Par terre, oui… Il était tombé de ma poche… Au coin de l’avenue, j’ai demandé à l’agent où était le poste de police… J’y suis allé… J’ai montré mes papiers au brigadier… Je lui ai annoncé que la demoiselle était morte…
— C’est tout ce que vous savez ?
— C’est bien assez, n’est-ce pas ? J’ai très peur que mon nom paraisse dans les journaux… En Hollande, les gens sont fort sévères sur la question des mœurs… Cela me ferait beaucoup de tort dans mes affaires si on apprenait…
— Vous comptiez rentrer en Hollande prochainement ?
— Dans deux ou trois jours…
— Peut-être devrez-vous attendre un peu plus longtemps… Je vous demanderai de ne pas quitter Paris avant que je vous fasse signe… Vous pouvez disposer, monsieur Van der Donck…
— Mon nom ne sera pas dans les journaux…
— Je n’en vois pas la nécessité quant à présent… Il sonna.
— Joseph ! Reconduisez M. Van der Donck…
« Voilà, docteur, le genre d’affaires qui nous tombent sur le dos l’été… Qu’est-ce que vous en pensez ?
Le Petit Docteur se grattait la tête, bien embarrassé.
— Vous passez, reprit Lucas, pour avoir un flair exceptionnel et pour suivre des méthodes toutes personnelles. J’ignore quels sont les crimes dont vous avez eu à vous occuper en province. En voici un qui est tout ce qu’il y a de plus classique. Qu’allez-vous faire ? Vous avez entre les mains les mêmes éléments que nous… Pardon ! J’oubliais un document… C’est le passeport de Lydia Nielsen, née en Hongrie, danseuse de cabaret, c’est-à-dire entraîneuse, vingt-deux ans, célibataire, venant de Bruxelles, où elle a fait un assez long séjour dans une boîte qui s’intitule le Pingouin… D’après son passeport, Lydia Nielsen était arrivée hier à Paris, ruais nous ignorons encore dans quel hôtel elle était descendue…
« Je vous donnerai le renseignement dès que je l’aurai, car la Brigade des meublés est en train de montrer sa photographie à tous les tenanciers d’hôtel…
« Quant aux causes de la mort, Lydia Nielsen a été frappée avec une rare violence en plein crâne, et la boîte crânienne a éclaté… Si vous n’êtes pas trop sensible, et comme médecin je suppose que vous ne l’êtes pas, je pourrai vous montrer une photographie où l’on distingue des lambeaux de cervelle sur le papier de tapisserie…
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