— À nous deux, monsieur Vauquelin-Radot !…
Mais par quel bout poursuivre une enquête dont les intéressés l’excluaient aussi catégoriquement ? Attendre la sortie du juge d’instruction et lui demander les renseignements indispensables ?
— Vous n’avez pas oublié mon fricandeau ?
— Ça mijote, monsieur… D’ici une heure… Vous ne sentez pas ce parfum ?…
Un homme traversait la place, une énorme poche de cuir sur le flanc, une casquette d’uniforme sur la tête. Il traînait les pieds en marchant.
— Louis !… cria-t-il en entrant. Une lettre pour toi… Une lettre et une facture… Dis donc, t’as des parents à Alger ? Tu me garderas le timbre pour la collection du gamin ?…
Le Petit Docteur, qui était abîmé dans ses réflexions, leva la tête, regarda le facteur rural aux longues moustaches rousses et l’expression d’hébétude disparut de son visage, ses prunelles se rétrécirent, son regard devint aigu, aigu.
— Qu’est-ce que vous prenez, facteur ?… J’en ai assez de boire tout seul…
III
De l’utilité des collections de timbres-poste et de l’avantage des vieilles filles dans l’Administration des PTT
— Ce n’est pas que je m’ennuie ici, mais il est temps que je m’en aille…
« Faut vous dire que j’ai comme qui dirait deux villages à servir, vu que Dion comporte un hameau à deux kilomètres…
— J’y vais justement ! lança le Petit Docteur à tout hasard.
— Vous allez à Morillon ? Chez qui ? Comme il n’y a que quatre maisons…
— Je vais visiter le pays, en touriste… Si vous voulez que je vous embarque dans ma voiture ?…
— C’est qu’il faudra vous arrêter quelques fois en route, à cause de la tournée…
Et c’est ainsi que Ferblantine remplit ce matin-là une tâche officielle en transportant le courrier de Dion à Morillon.
— Elle est jolie, la collection de votre fils ?
— Heu… Ça commence à aller… Vous comprenez, nous, on est un peu à la source… Quand je vois un timbre étranger sur une lettre, je demande aux gens de me le donner… Je connais tout le monde… C’est rare qu’on me refuse, sauf le boulanger, qui fait collection aussi…
— Sans compter que le château doit recevoir beaucoup de correspondance…
— Beaucoup !… À eux seuls, les Vauquelin-Radot nous donnent autant de travail que tout le bourg réuni…
Sur les quatre maisons de Morillon, il y avait une épicerie-buvette et le Petit Docteur éprouva le besoin de se désaltérer ainsi que son compagnon.
— Vous voyez qu’il n’y a pas grand-chose à visiter… Maintenant, faut que je rentre…
— Je vais vous reconduire… Il n’y a pas grand-chose à visiter, comme vous dites… Par contre, cela m’amuserait de regarder la collection de votre fils… Je suis philatéliste, moi aussi… Peut-être pourrions-nous faire des échanges avec les timbres que nous avons en double ?…
À midi, il était chez le facteur où la femme attendait pour servir le déjeuner.
— Un coup de blanc ?… Tenez !… Voici l’album… Tout n’est pas encore classé…
L’instant d’après, Dollent avait déjà repéré cinq timbres de Dakar.
— Ils sont récents ?
— Oh ! Non… Pendant tout un temps, au château, ils recevaient une lettre de là-bas chaque mois… C’est ce qui m’a décidé à demander au maître d’hôtel de me mettre les timbres de côté… Puis ça a cessé… Tenez ! Voici un timbre de Conakry qui est arrivé un peu après… Il y a cinq ans… Si je m’en souviens, c’est parce qu’un ancien camarade de régiment était à cette époque à Conakry et qu’il m’a écrit la même semaine… Je me suis dit : « M. Vauquelin-Radot et moi, on a des connaissances dans le même coin…»
Quand le Petit Docteur sortit, une demi-heure plus tard, il avait tout au moins une base d’enquête.
En effet, si le courrier de Dakar avait cessé brusquement (sans doute à la suite de l’incendie de l’asile), une lettre de Conakry, à quelques centaines de kilomètres plus au sud, n’avait pas tardé à arriver, puis une de Matadi, plus au sud encore, au Congo belge.
Dès lors, la randonnée devenait intéressante à suivre. On aurait dit que l’homme qui écrivait de la sorte descendait tout le long de la côte d’Afrique, à un rythme plus ou moins lent, pour aboutir au Cap, d’où les lettres continuaient à venir pendant deux ans.
Ensuite, plus rien d’Afrique. Par contre, un timbre daté de Hambourg, quelques semaines plus tard. Or, c’est de Hambourg que partent et c’est à Hambourg qu’aboutissent les lignes allemandes de navigation qui font la côte africaine.
Le timbre de Hambourg ne datait que de deux ans. Puis un timbre belge : Anvers.
Toujours des ports ! Après Anvers, il est vrai, on ne trouvait plus de timbres étrangers provenant du château.
— Mon fricandeau, patron !
— Voilà… Voilà… À propos… Ces messieurs du Parquet viennent de partir… Vous croyez qu’ils découvriront quelque chose, vous, et qu’on saura jamais qui est le bonhomme mort dans le potager ?
— C’est probable… Fameux, votre fricandeau… Dites donc… Elle est gentille, la postière de Dion ?… Car je suppose que c’est une femme ?
— Vous voulez dire une vieille fille… Tout ce qu’il y a de chipie !… Comme elle n’a presque rien à faire, elle est toute la journée embusquée derrière sa fenêtre et elle sait tout ce qui se passe dans le village… Je me suis même demandé un moment si elle n’ouvrait pas les lettres, tant elle connaît de choses…
— Pourriez-vous me dire, mademoiselle, combien coûte un mandat télégraphique pour Dakar ?
— Cela dépend de la somme que vous voulez envoyer… Dakar ? Attendez… Il y a longtemps que…
Elle était barbue, moustachue, énorme, avec des yeux malicieux et une curiosité toujours en éveil. La preuve, c’est qu’elle questionna :
— Vous n’avez pas déjeuné au château ?
— Non ! Pourquoi ?
— Parce que je vous ai vu entrer vers onze heures… C’est si rare qu’ils aient des invités… Cela m’étonne même un peu de la part de gens riches, car enfin la vie n’est pas amusante à Dion et si j’avais leurs rentes… Dakar… Vous disiez mille francs ?… Et il n’y a pas de texte sur le télégramme ?… Quatre-vingt-deux francs… C’est à peu près le même prix que pour Conakry.
— Ah ! Oui… J’oubliais que vous avez dû envoyer des mandats télégraphiques à Conakry…
— Comment le savez-vous ?
— Mon, camarade Vauquelin me l’a dit… Il avait un ami là-bas… Un, ami qui n’a pas réussi…
— Il n’a pas dû y rester longtemps, car on lui a juste envoyé un mandat télégraphique de cinq mille francs… Je m’en souviens, parce que c’était le premier mandat télégraphique que j’envoyais en Afrique… Ici, les gens se servent de mandats ordinaires… Il faut être bien pressé pour…
— Mais ensuite, vous avez eu d’autres mandats, n’est-ce pas ? Matadi… Puis…
— Vous êtes un ami de M. Gélis aussi ? Figurez-vous qu’un moment j’ai cru que c’était un monsieur qui faisait le tour du monde… J’aurais mieux aimé qu’au lieu de lettres il envoyât à M, Vauquelin-Radot des cartes postales, car j’aurais pu me rendre compte du genre de tous ces pays-là.
— Toujours cinq mille francs ?
— À Matadi, le mandat, si je me souviens bien, était de dix mille… Il m’a même donné assez de mal, car il fallait traduire en monnaie belge, et toutes ces questions de change… Après, avec la livre anglaise…
— Lorsque Gélis était au Cap…
— C’est cela !… Je vois que vous connaissez l’histoire… Il y est resté près de deux ans… Presque à chaque bateau, il y avait une lettre de son écriture, une écriture étonnante, que je reconnaissais de loin… C’était tellement irrégulier, avec les lignes qui se chevauchaient, qu’on pouvait à peine lire… Puis il y a eu une lettre de Ténériffe, écrite sur du papier à en-tête d’un bateau allemand… « Tiens, me suis-je dit, ce monsieur revient en Europe… Moi, si on m’envoyait autant d’argent, j’en profiterais pour visiter la Chine et le Japon…»
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