Elle regarda de l’autre côté et il rougit, peut-être de colère.
— Je sais que vous ne m’avez rien demandé et que je passe sans doute à vos yeux pour une sorte de Don Quichotte… N’empêche que, sans mon intervention, vous seriez maintenant au poste de police et que vos parents…
Elle regardait toujours de l’autre côté, comme une honnête femme à qui le premier goujat venu adresse des propositions. Elle ne daignait pas lui répondre ! C’était comme s’il eût parlé dans le vide !
— Vous remarquerez, mademoiselle, que je ne vous ai pas demandé votre nom et que je n’ai agi ainsi que par…
Il remarqua qu’elle remuait son pied droit avec impatience. Mais c’était sa nuque qu’il fixait, une nuque admirablement galbée dont il aurait voulu embrasser les petits cheveux follets.
— Avouez que je pouvais espérer, sinon de la reconnaissance, du moins un tout petit peu de considération. Je me suis rendu volontairement ridicule et, si ma clientèle de Marsilly apprend…
Il lui sembla qu’elle souriait, mais c’était vague, car il ne découvrait d’elle qu’un profil perdu.
Il devenait vraiment furieux. Il sentait qu’il n’avait jamais été aussi ridicule de sa vie. Et voilà qu’il allait l’être davantage encore. La vieille dame maquillée de l’autre banc se levait, s’approchait d’eux.
« Sans doute une vieille Anglaise ! » se dit Dollent en détaillant sa menue silhouette nerveuse.
Elle s’arrêtait devant la jeune fille. Et elle prononçait :
— Vous savez bien, Lina, que je vous ai toujours défendu d’adresser la parole aux jeunes gens… Rentrez !…
Un regard de mépris pour le Petit Docteur. La jeune fille – elle s’appelait Lina donc ! – se levait et s’éloignait en haussant les épaules, accompagnée du dragon maquillé.
Sa mère ? Sa tante ? Plutôt une gouvernante, décida-t-il. Un chaperon comme on en donne aux jeunes filles que les parents ne peuvent pas accompagner en vacances.
Où était ce chaperon pendant l’incident du jeu de boule ? Dollent n’avait pas remarqué la petite vieille à cet instant. Il est vrai qu’il était trop occupé par la jeune fille et par l’autre vieille, la grosse qui avait été volée.
« Eh bien ! Mon vieux… comme leçon !…»
Car c’en était une, et une fameuse. Si, après cela, il se mêlait encore de ce qui ne le regardait pas…
La jeune fille et sa gouvernante s’éloignaient le long de la promenade. Il allait les suivre. Tant pis ! Il en avait trop gros sur le cœur.
Mais, au moment de se lever du banc, il abaissa machinalement le regard. Le banc était planté sur du sable fin. Et, sur ce sable, le soulier pointu de la jeune fille avait tracé, pendant qu’il lui parlait, un mot, un seul : Imbécile !
— Allô !… Marsilly ?… Allô ! C’est vous, Anna ?… Ici, c’est Monsieur… Je vous téléphone pour vous avertir que je ne rentrerai pas dîner… Non… Je ne rentrerai peut-être pas non plus coucher… Allô !… Vous dites ?… Mais si, vous avez dit quelque chose… J’ai bien compris et vous ne perdez rien pour attendre… Je parle sérieusement, vous entendez, et j’ai horreur de vos insinuations… Allô !… Si je ne rentrais pas demain… parfaitement, il est possible que je ne rentre pas demain !… vous téléphoneriez au docteur Magné… vous lui diriez que j’ai un empêchement et que, s’il y a des cas urgents dans ma clientèle, il veuille bien les voir… À charge de revanche… S’il vous questionne, répondez que je suis retenu par une affaire de famille… Non ! Inutile de préciser que c’est à Royan…
Il était huit heures quand il téléphonait de la sorte, de la cabine de l’Hôtel Métropole…
Un de ces hôtels confortables qui ne se parent pas du titre de palace et qui sont surtout fréquentés par des familles à leur aise. Du hall, il apercevait la vaste salle à manger avec toutes ses petites tables et, sur chacune, une lampe électrique à abat-jour de soie saumon.
À une des tables, Lina et sa gouvernante.
— Vous pouvez me retenir une chambre ?
— Pas sur la mer, monsieur. De ce côté, tout est complet. Mais nous nous arrangerons pour vous loger malgré tout… Vous dînez ici ?…
Certes, qu’il y dînait ! Et le plus près possible des deux femmes !
Et ce n’était plus parce qu’il était amoureux ! Il l’était peut-être encore, mais il avait désormais d’autres mobiles. Un déclic s’était produit dans son esprit, exactement comme dans l’affaire de la Maison-Basse. Qu’est-ce qui lui avait fait découvrir tous les ressorts du drame d’Esnandes alors que la police et les magistrats pataugeaient ?
Une première vérité, simple comme tout : On n’avait pu lui téléphoner à midi et demi de la maison puisque, à cette heure, le téléphone d’Esnandes ne fonctionnait pas.
Le reste avait suivi, comme un écheveau.
En l’occurrence, c’était presque aussi simple. Il y avait eu le coup de tonnerre et l’averse !
— En supposant qu’une jeune fille ait l’intention de voler dans une salle de jeu…
Ainsi qu’il l’avait fait dans l’autre affaire, il essayait de se mettre à la place de ses personnages. Voilà une salle où il y a une trentaine de personnes seulement. Donc, il existe peu de chances de faire un geste sans qu’il soit aperçu par quelqu’un !
Par contre, un coup de tonnerre providentiel éclate, une averse subite oblige les gens du dehors à s’abriter dans la salle de jeu. Ce ne sont pas des joueurs. Ils regardent vers la porte. Ils attendent la fin de l’ondée. Et ils sont tellement serrés les uns contre les autres qu’on ne distingue plus qu’une masse confuse.
« C’est à ce moment que je volerais ! » décida le Petit Docteur.
Or, Lina, elle, avait choisi le moment le plus calme, le plus vide, cinq minutes après, pour accomplir son acte insensé.
Pourquoi ?
Qu’est-ce qui l’avait empêchée de voler alors que c’était possible ? Qu’est-ce qui l’avait poussée à le faire alors que c’était pratiquement impossible ?
Lina mangeait sans le regarder, du bout des dents, comme mangent la plupart des jeunes filles. En face d’elle, au contraire, la gouvernante au corps nerveux, au menton pointu, dévorait les viandes rouges avec appétit.
Il était difficile de distinguer quelque chose dans le brouhaha joyeux de la salle à manger et pourtant, après quelques minutes, le Petit Docteur avisa une table placée juste en face de celle de la jeune fille. Contrairement à la majorité des tables, elle était occupée par un homme seul.
« Trente-cinq ans ? Quarante ans ? » se demanda Dollent avec quelque envie.
Car il avait toujours regretté d’être petit et maigre. L’inconnu, au contraire, était grand, bâti en athlète. Il avait le visage hâlé et on devinait que c’était un de ceux qui, à l’heure du bain, nagent si loin que, de la plage, on ne voit plus que le point blanc ou rouge de leur bonnet.
— Je parie…
Eh ! Oui, parbleu… Il ne se trompait pas… Il suffisait d’un peu de patience pour s’apercevoir que, quand elle ne se croyait pas observée, Lina lançait un long regard à l’inconnu…
… Et que celui-ci, éperdu de joie, lui rendait son regard en dix fois plus chaud, puis baissait le nez vers son assiette…
Dès lors, qu’est-ce qu’il faisait là, lui ? De quoi avait-il l’air, sinon d’un gêneur d’autant plus ridicule qu’on ne l’avait pas invité ?
Le dîner fini, Lina et sa gouvernante disparurent dans l’ascenseur. Quant au jeune homme, il fuma une cigarette dans le hall, puis se dirigea vers le bar de l’hôtel.
— Qui est-ce ? demanda Dollent au portier.
— Vous ne le connaissez pas ? Bernard Villetan, le fils des roulements à billes Villetan, champion de hors-bord… Il a encore gagné une course cet après-midi… Il vient ici toutes les années.
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