— C’est un coup d’enfant, dit Saissac avec mépris ; quand j’avais ton âge, esclave, j’aurais arrêté cette flèche au vol. À peine elle passerait la largeur de mes fossés. Donne-moi cet arc, je vais te montrer à quelle hauteur est le nid du vieux vautour.
Le châtelain prit l’arc, le tendit à son tour, et sans but marqué il enleva une flèche à une hauteur si prodigieuse qu’elle disparut un moment dans l’azur du ciel, et retomba à quelques pieds de la croisée avec un sifflement aigu.
Le viguier sourit à ces deux essais. L’on peut dire que la main lui démangeait de s’emparer à son tour de l’arc et des flèches, et peut-être eût-il cédé à la tentation malgré son affectation à ne savoir faire usage d’aucune sorte d’armes, lorsque Roger le prévint. À son tour il ajusta une flèche sur l’arc qu’il avait arraché à Saissac, puis il sembla chercher au ciel quelque but éloigné. Aussitôt et sans qu’il parût en avoir trouvé un, la flèche partit si rapidement que l’œil ne put la suivre, et qu’on l’eût dite disparue comme par enchantement ; et même, pendant quelques instants, Saissac et Lombard attendirent qu’elle retombât. Enfin un point noir qui semblait immobile dans l’espace s’agita tout-à-coup, il approcha en grossissant, et l’on vit descendre en se débattant un aigle percé de la flèche de Roger. Le visage de Lombard se rembrunit, et Saissac baissa la tête.
— Kaëb, dit alors Roger en mesurant son tuteur et le viguier d’un œil colère, va me chercher une plume de cet aigle. C’est avec elle que je veux signer ce traité, afin qu’il en reste bon souvenir à ceux qui l’improuvent comme à ceux qui vont le conclure.
Après ces paroles, Saissac sortit et Lombard se mit en devoir d’écrire.
II.
LA VICOMTESSE DE BÉZIERS.
Quelques heures après la scène que je viens de rapporter, le château de Carcassonne était tout en mouvement. On voyait qu’il s’agissait des apprêts d’un départ, car les valets rangeaient les armures dans les étuis, et les chevaliers en longue robe, le chaperon sur l’oreille, couraient dans les cours et corridors appelant leurs domestiques à haute voix : ceux-là recommandant bien qu’on visitât les fers du cheval qu’ils voulaient monter, d’autres désignant le costume qu’ils comptaient mettre en route ; tous joyeux et riants, et se promettant joie et plaisir pour bientôt, car le vicomte Roger avait fait annoncer aux chevaliers de sa lance qu’ils allaient à Montpellier où les attendait Pierre d’Aragon, seigneur de cette ville, qui devait les recevoir et les fêter, ainsi que le comte de Toulouse et ses hommes nobles. Sur quoi chacun préparait ses plus magnifiques habits, car sans doute il y aurait cour plénière, et ce serait une magnifique réunion. Au milieu de toute cette agitation qui animait du sommet à la base le vieux château de Carcassonne, Roger était resté seul dans la chambre où nous l’avons laissé. Il avait quitté son magnifique costume du matin, et n’était vêtu que d’un justaucorps fort simple et d’un pantalon de couleur brune ; il n’avait d’autre coiffure qu’un petit couvre-chef en feutre noir, et avait tout à fait la tournure de quelque jeune bourgeois, ou d’un écolier de la savante ville de Toulouse. Il n’avait ni épée ni poignard ; mais à une petite chaîne attachée à sa ceinture pendait un énorme couteau fermé, et il était appuyé sur un long bâton garni de fer à ses deux extrémités. Il paraissait attendre l’arrivée de quelqu’un avec impatience. Le jour était prêt à finir, et Roger suivait avec anxiété les ombres qui voilaient déjà les objets les plus éloignés de la campagne. Enfin Kaëb entra suivi de plusieurs hommes ployés sous le poids de sacoches de cuir pleines d’argent. Au même moment un homme à figure chétive et jaune se présenta, il avait un énorme trousseau de clefs à la ceinture et regarda les sacoches d’un air de bonne humeur.
— Peillon, lui dit le vicomte, voici de l’argent pour défrayer nos hommes à Montpellier ; tu partiras demain matin en escorte de mes chevaliers, et prends garde d’égarer quelque sac en chemin, comme cela t’est arrivé à notre dernière visite à Beaucaire, car je te fais vendre au marché comme un âne ou un bouc si cela t’arrive.
— Qui voulez-vous qui achète un misérable comme moi, dit l’argentier en souriant du mieux qu’il put, et que pourriez-vous en tirer ?
— Celui qui t’achèterait, vilain, lui dit le vicomte moitié riant moitié sérieux, je le connais et toi aussi.
— Qui serait-ce donc ? reprit Peillon d’un air qui affectait la niaiserie.
— Qui ? répliqua Roger. Toi ! beau sire, et si tu donnais pour ne pas tomber aux serres de quelques malandrins la moitié de ce que tu m’as volé, j’aurais fait une plus belle affaire que de vendre à notre évêque ma justice sur les voleurs et les homicides.
— Vous avez vendu votre justice sur les voleurs ? dit Peillon d’un ton surpris.
— Tu as peur pour ta peau, argentier d’enfer, dit Roger en riant ; que Dieu soit donc en aide à toi et aux tiens, car j’ai cédé aussi à Béranger ma justice sur les adultères, et j’espère bien te voir un jour pendu à une branche d’orme, et ta femme promenée nue par les faubourgs. Va-t-elle toujours se confesser à Ribian l’Espérou, le beau chanoine de Saint-Jacques ?
— Quelquefois encore, répondit avec un sourire indicible le vieux hibou ; puis ils vont ensemble pleurer et prier sur la tombe de madame la comtesse Adélaïde votre mère.
— Mécréant, s’écria Roger plus pâle qu’un mort, prends cet argent, il y a là douze mille sols melgoriens ; s’il y manque un denier, n’oublie pas que je n’ai vendu ni mon bâton ni mon couteau. Sors.
Quand l’argentier eut fait enlever les sacoches, et qu’il fut parti, Roger se prit à se promener activement, et sous l’impression que lui avaient causée les dernières paroles de Peillon, il se laissa aller à parler tout haut.
— Ah ! je mériterais, moi, d’être pendu et promené la hart sur le cou pour la sotte intempérance de ma langue. J’ai attiré à la mémoire de ma mère une injure de ce misérable. Et l’infâme savait qu’il me rendait un coup de poignard pour un coup d’épingle.
Kaëb, à ce mot de poignard, fit un geste significatif à Roger en lui montrant le court damas qu’il portait à son côté.
— Punir cette injure, dit Roger, ce serait la comprendre. Va, Kaëb, mène nos chevaux à la poterne : dans une demi-heure, je suis à toi.
Kaëb et Roger descendirent de la tour, l’un continua jusqu’au rez-de-chaussée, le vicomte s’arrêta et entra dans les vastes salles du premier étage. Une foule de valets y étaient en mouvement, ils s’arrêtèrent à l’aspect du vicomte, et formèrent la haie. À mesure qu’il s’avançait, chacun, serf, ou libre bourgeois, ou noble de ceux qui habitaient le château, venaient se ranger sur son passage, et il les salua tous de leur nom avec un air de courtoisie et de bienveillance dont chacun paraissait charmé. Ainsi de salle en salle, partout accueilli par les témoignages d’une affection sincère, Roger arriva jusqu’à une vaste chambre où son entrée fut le signal de vives acclamations. Mille questions se pressèrent en foule, et l’on interpella le vicomte de tous côtés.
— Oui, compagnons, leur répondit-il joyeusement, nous serons sous deux jours à Montpellier chez notre beau frère le roi d’Aragon avec notre oncle le comte de Toulouse. Il y aura bals et banquets durant les nuits, tournois et carrousels durant le jour. Holà ! mes chevaliers, j’ai compté sur vos épées pour l’honneur du jour, comptez sur moi pour l’éclat des nuits. J’ai de l’or à faire damner la belle Constance l’hermite de la montagne noire. Préparez-vous, je veux que vous soyez beaux, mes chevaliers, et que les filles nobles et bourgeoises de Montpellier nous jettent des fenêtres leurs branches de lilas qu’elles baiseront en nous regardant.
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