— Tu es fou, Roger, répondit doucement le châtelain ; ton bras est jeune et ton épée bien forte ; mais crains de la briser contre le bâton blanc de quelque pauvre religieux. Une violence de plus m’eût coûté à cette époque une concession de plus. Tes nobles t’aiment comme le plus brave d’entre eux, tes bourgeois ont confiance en ta parole, tes comtés sont riches, tes chevaliers nombreux, tes châteaux épais et bien munis ; mais ils ne te défendront ni d’un anathème, ni d’une trahison, et tu te les attireras par le mépris que tu fais de l’Église et de ses serviteurs. Pourquoi faire venir Raymond Lombard ?
— Parce qu’il me faut de l’argent, répliqua avec rage le jeune vicomte, et que celui-là m’en trouvera… Celui-là que je foulerai aux pieds comme un reptile qu’il est, s’il me résiste.
— Encore quelque violence dont le bruit retentira jusqu’à la cour du Saint Père. Prends garde, Roger ! Ta ville d’Alby est le refuge de tous les hérétiques. Pierre de Castelnau s’en est plaint à toi, et tu n’as tenu compte de ses remontrances.
— Pierre de Castelnau est mort et ses remontrances avec lui.
— Le légat Mison les renouvellera bientôt ; il arrive, dit-on.
— Faut-il donc que je me fasse le questionneur de chacun de mes bourgeois et de mes serfs sur les articles de la foi ? et, si par hasard je découvre qu’ils portent des sandales au lieu de chaussures courtes, dois-je les faire brûler pour ce crime ? Je n’ai ni assez de bois, ni assez d’hommes pour ce jeu-là, et je le laisse à mon oncle de Toulouse. Quant à ce que j’attends de Béranger et de son viguier, ce n’est point une taxe forcée, mais un marché amiable, un marché qu’ils désirent depuis longtemps.
— Alors, reprit gravement Saissac, entre dans son église, renverse son tabernacle, prends ses vases sacrés et fais-les fondre plutôt ; car un marché fait avec Béranger, et par l’intermédiaire de Raymond Lombard, c’est un piège, à coup sûr, un piège où tu laisseras les plus belles fleurs de ta couronne de comte.
— Je te dis, Saissac, qu’il me faut de l’argent, s’écria Roger hors de lui ; pour de l’argent à cette heure, vois-tu, je vendrais mon château de Béziers, mes armures d’acier trempées à Ponte-Loches, et mon cheval Algibeck ; je te vendrais, toi, si tu valais un marc d’argent fin.
Cette apostrophe irrita le vieux chevalier au point qu’il ne garda plus de mesure, et répondit avec une colère égale à celle de Roger :
— Il te faut de l’argent, vicomte de Béziers, pour payer des baladins et des jongleurs, n’est-ce pas ? et les faire danser la nuit dans tes salles parfumées, au bruit des instruments et des cithares ! il te faut de l’argent pour courir avec une troupe de jeunes libertins dans la rue Chaude de Montpellier, pour y ramasser de maison en maison toutes les ribaudes auxquelles Pierre d’Aragon donne asile ; pour les vêtir de soie et de velours, et les chasser devant vous jusqu’à l’église, où vous les ferez seoir dans les bancs des plus nobles dames et des plus riches bourgeoises, qui seront ainsi forcées d’écouter, la messe debout ou à genoux sur la pierre, comme le menu peuple et les serfs ! Voilà pourquoi il te faut de l’argent.
Cette accusation, au lieu d’éveiller la fureur de Roger, comme il semblait que cela dût arriver, le fit seulement devenir triste. Car, répondant à Saissac, et en même temps sans doute à quelque pensée secrète, il lui dit doucement :
— Tu as raison, car elle me l’a aussi reproché.
À qui s’adressait ce souvenir ? Quelle voix si bien gravée au cœur de Roger lui avait fait ce reproche ? Les amis de Roger eussent pu en nommer cent et ne pas se rencontrer ; car la rêverie qui suivit ce mot fut si profonde qu’elle venait assurément de quelque amour puissant, de l’un de ces amours qu’on cache et qu’on ne jette pas au flux des paroles d’une cour.
À ce moment Kaëb rentra et Roger se contenta de le regarder. Au coup d’œil qu’ils échangèrent le vicomte comprit que ses ordres avaient été exécutés. Le silence revint et chacun demeura à la place qu’il occupait ; Saissac, ne pouvant se résoudre malgré sa colère à quitter la partie, tant que sa présence pouvait être un obstacle à la conclusion du marché ; et Roger, n’osant pas chasser de sa présence celui que pendant dix ans il avait considéré comme son père.
Enfin Saissac, avec cette obstination d’ami qui ne se fatigue ni des refus, ni des insultes, ni du silence, comprenant qu’il fallait consentir à quelque chose pour obtenir quelque chose à son tour, et voulant au moins par la forme diminuer le danger de la concession qui allait être faite, Saissac se hasarda à demander quels droits, quelle justice Roger voulait céder à l’évêque. Le vicomte, décidé qu’il était à en finir malgré ses observations, était prêt à lui répondre, lorsqu’un quatrième personnage entra sans se faire annoncer. C’était Raymond Lombard.
Quoique bayle, ou viguier de l’honneur du comtat, et par conséquent, bien que ses fonctions fussent plutôt celles d’un chevalier que celles d’un juge, il portait cependant le costume des viguiers et bayles de simple justice : c’est-à-dire, une longue robe d’un drap brun, garnie au bas, aux revers des manches et à la poitrine d’épaisses fourrures, et serrée à la ceinture par une corde de laine. Il était sans armes d’aucune espèce, et, contre l’ordinaire des nobles de cette époque, il portait toute sa barbe. Cette apparence pacifique, Raymond Lombard l’affectait dans sa personne comme dans son costume. Ainsi il entra les yeux baissés, se courba humblement devant Roger, et devant Saissac, et, d’une voix manifestement étudiée, il dit qu’il se rendait aux ordres qu’il avait reçus. Saissac détourna la tête devant son salut et Roger ne le lui rendit pas. Lombard parut ne pas le remarquer et attendit qu’on lui adressât la parole. En considérant cet homme, il semble que d’inspiration chacun eût pu le nommer, le mensonge. En effet cette tête et ces membres qu’il venait de courber étaient si athlétiquement dessinés, cette main qui allait manier une plume était si large et si musculeuse ; cette voix flûtée pouvait devenir si retentissante, et quand il relevait ses paupières d’un brun rouge, le regard qui s’échappait de ses yeux gris était si aigu qu’il était impossible de ne pas reconnaître sous son enveloppe hypocrite le tigre souple comme le serpent, fort comme le lion. Le dédain que lui témoignaient Roger et Saissac était à la fois une preuve qu’ils connaissaient ce caractère et une preuve qu’ils ne le connaissaient pas. Ainsi donc ils le méprisaient parce qu’ils le savaient un homme fourbe et sans loyauté ; mais ils lui montraient ce mépris et marchaient imprudemment sur son orgueil parce qu’ils le croyaient incapable de relever la tête.
Après un court silence, Roger prit la parole le premier, et s’adressant à Lombard, mais espérant prévenir les objections de Saissac, il dit d’un ton amer :
— Sire Raymond Lombard, je vous ai fait mander pour achever avec vous un marché commencé depuis trop longtemps. Il y a douze ans, n’est-ce pas Saissac qu’il y a douze ans, mon digne tuteur a cédé à Béranger, notre évêque, le droit d’élire le viguier de l’honneur de ce comtat ? Mais ce droit est bien vain, si cet élu ne peut juger qu’en notre nom, et si, sa justice relevant de la nôtre, il peut voir casser tous ses arrêts par notre refus de les approuver. Cet état de choses embarrasse le cours des affaires et il doit cesser ; il faut que la justice du Carcassez appartienne tout entière au comte ou à l’évêque, n’est-ce pas votre avis ?
— Oui, seigneur, répondit froidement Lombard.
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