Ulrich Hoinkes
Les langues romanes représentent un cas particulier de famille de langues et trouvent leur source dans une langue d’origine historiquement attestée : le latin. En cela, elles se différencient par exemple de la famille des langues germaniques ou slaves.1 Alors qu’en cherchant un proto-germanique ou proto-slave, il faut remonter à environ trois mille ans dans l’histoire, nous trouvons les débuts des langues romanes, donc le proto-roman, environ entre 500 et 800 après Jésus-Christ. Nous nous situons alors au haut Moyen Âge de notre histoire culturelle directe et bien documentée. Mais nous voici au cœur du problème : faut-il continuer à chercher l’origine des langues romanes dans un proto-roman, ce qui serait conséquent du point de vue des études indo-européennes, ou peut-on s’accommoder du latin comme langue d’origine des langues romanes, ce qui rendrait superflue la recherche d’un proto-roman ?
Voici le dilemme de la philologie romane, car le latin comme il nous a été transmis dans sa forme écrite, donc en l’occurence le latin classique et certaines formes de latin écrit médiéval, ne livrent, de par leur norme, que peu d’éclaircissements sur l’origine des langues romanes. Les romanistes doivent donc partir à la recherche du latin non-normatif qui était parlé dans l’Antiquité et au haut Moyen Âge, mais qui est peu documenté, en général de manière indirecte et dans tous les cas lacunaire. Lorsqu’ils entament cette recherche d’un latin parlé et non-normé, ils reconstruisent une langue d’origine dont nous ne connaissons pas le degré exact d’uniformité et de conformité avec le proto-roman, qui était parlé à une époque où le latin parlé n’était définitivement plus du latin. Ainsi, il est salvateur d’accepter qu’il ne reste pas grand-chose de la prémisse que « toutes la langues romanes sont issues du latin » en termes de clarté historico-linguistique lorsqu’on cherche à expliquer scientifiquement l’origine des langues romanes.2
L’histoire de la philologie romane se résume, dans ses grandes lignes, à l’effort de pallier au manque de clarté décrit. Une série d’axiomes a été énoncée ce faisant ; je voudrais les nommer ci-après comme principes constitutifs de la philologie romane.3
Axiome n°1 : |
Les langues romanes ne proviennent pas du latin classique, donc le latin comme il nous a été transmis dans sa forme écrite. (principe d’oralité) |
Axiome n°2 : |
L’origine des langues romanes n’est pas monogénétique, c’est-à-dire qu’il n’existe pas une langue d’origine. (principe d’hétérogénéité) |
Axiome n°3 : |
Avant que les langues romanes existent, il y avait seulement des variétés romanes se développant constamment dans l’espace géographique (dialectes, « patois »). (principe d’aréalité) |
Axiome n°4 : |
Les langues romanes se sont constituées dans un processus complexe de diversification normative. (principe de standardisation) |
Ces idées ne se sont établies qu’au cours de l’histoire de la discipline. Elles ont acquis néanmoins un caractère réellement axiomatique, c’est-à-dire qu’elles sont toujours constitutives de l’identité définitoire de la philologie romane comme discipline s’étant établie dans le temps. Ci-après, je voudrais tenter de mettre en lumière les corollaires, les conséquences méthodiques et interprétatives ainsi que les traditions et erreurs qui peuvent découler de ces quatre axiomes. N’omettons pas de souligner que les quatre axiomes sont intrinsèquement liés d’un point de vue méthodologique et que les explications relatives à chacun d’entre eux ne peuvent être lues qu’en relation aux autres. En règle générale, mes remarques peuvent donc être attribuées à plus d’un axiome à la fois.
Axiome n° 1: Les langues romanes ne proviennent pas du latin classique, donc le latin comme il nous a été transmis dans sa forme écrite. (principe d’oralité)
Cet axiome est un plaidoyer pour l’oralité de la langue, non seulement dans la recherche scientifique de l’origine des langues romanes, mais aussi quant à leur formation et développement au cours du temps. D’un point de vue méthodologique, ce plaidoyer pour l’oralité implique la reconnaissance du primat de la langue parlée. Les grandes contributions de romanistes à la linguistique générale s’inscrivent dans cette tradition. La théorie du romaniste influent Eugenio Coseriu (1921–2002), qui trouve écho jusqu’aujourd’hui, en est un exemple par excellence. Il a travaillé à transformer la philologie romane en une discipline moderne structuraliste, dont il voyait les fondements dans une théorie de la compétence linguistique et de l’usage de la parole :
Un changement radical de point de vue doit se produire dans l’observation de la compétence linguistique : à l’inverse de Saussure, c’est l’usage de la parole qui est l’élément essentiel du langage pour Coseriu. Il est composé d’une couche biologique et d’une couche culturelle. Culturellement, la parole est d’abord une activité qui repose sur un savoir et qui est produite de manière parlée et écrite. La parole est une activité linguistique générale qui est exercée de manière individuelle (discours) par les représentants d’une même tradition du savoir parler (langues historiques à part). Le produit de cette activité est, de manière générale, la totalité des propos, historiquement la langue abstraite et individuellement le texte. Coseriu en arrive ainsi à un élargissement de la théorie générale de l’usage de la parole.1
À la suite de Coseriu, les romanistes Peter Koch et Wulf Oesterreicher ont développé dans les années 1980 une théorie dans le cadre d’un projet de recherche de l’Université de Freiburg. Elle a engendré un nouvel élan au-delà des frontières de la discipline et quasiment unique pour la linguistique en Allemagne et dans certaines régions d’Europe. Il s’agit de la théorie de l’oralité que les fondateurs caractérisent eux-mêmes par le binôme « langue de proximité et langue de distance ». La proximité et la distance doivent être comprises comme deux dimensions du comportement communicatif et ne se résument pas à la description d’une seule langue.2 Koch et Oesterreicher définissent la proximité et la distance dans l’activité communicative d’une part au travers des conditions communicatives objectives, d’autre part au travers des stratégies langagières des usagers. Ils créent ainsi une base théorique communicative pour l’oralité du parler qui peut être employée à différents égards. Koch et Oesterreicher eux-mêmes ont mis l’accent sur deux emplois méthodiques. Ils utilisent leur concept de proximité et de distance de la parole dans le but d’élargir le modèle structuraliste de la variété linguistique d’une part. D’autre part, grâce au concept-clé de l’« oralité expressive », ils développent la signification de leur concept pour une théorie du changement linguistique fondée sur la communication.
La mise en exergue de l’oralité et des conséquences méthodiques qu’elle implique est donc fondamentale pour la philologie romane moderne. En regardant de plus près, on peut supposer que les convictions linguistiques et communicatives théoriques qui vont de pair avec elle ont particulièrement facilité le rapprochement entre la philologie romane et des disciplines de recherche encore plus jeunes, comme la pragmatique et la linguistique cognitive.
Mais revenons aux débuts dans le cadre d’une perspective historiographique et demandons-nous dans quelle mesure l’axiome selon lequel les langues romanes ne proviennent pas du latin écrit a été décisif dans la construction d’une théorie historico-linguistique. En nous intéressant à cette question, nous avons affaire – d’un point de vue actuel – à une philologie romane bien moins moderne. Cette dernière se contente jusqu’aujourd’hui d’éviter des points de vue exagérés et des idées fausses. Une erreur de jugement précoce ayant des conséquences pour la discipline fut la recherche de langues d’origine concrètes qui auraient pu représenter une alternative au latin. Au XIXe siècle, deux opinions s’opposent sur ce sujet.
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