Un bébé extraterrestre en est une autre.
Mieux vaut que Noah et moi— ils n’ont pas encore rencontré leur petit-fils —vivions cachés aux yeux de tous. J’ai tout l’argent dont j’ai besoin, un toit sur la tête, c’est une façon comme une autre de ne pas tout envoyer balader. Je vais pas m’en plaindre. Je resterai invisible, comme je l’ai toujours été.
Je me rue dans les escaliers pieds nus et les cheveux détachés, je me sens libre, comme du temps où j’étais avec Roark. Ma mère n’approuverait pas, elle insiste pour porter des chaussures en toutes occasions, sauf pour dormir. Mais je me contrefiche de ce que pense ma mère, de ce qu’elle fait et où elle est. Seul mon fils compte.
A ma demande, le couloir du haut, décoré de vases et d’œuvres d’art hors de prix, a été entièrement dépouillé. J’ai passé ma vie à ne toucher à rien, à faire attention de ne rien casser, à marcher dans ma maison sur la pointe des pieds, comme si j’étais un intrus.
J’ai pas envie que Noah vive cette vie. Il n’a pas encore quatre mois mais bientôt, il marchera à quatre pattes, cette maison sera son terrain de jeux. Tout est adapté pour un bébé, il partira à l’aventure en toute sécurité.
Il se sentira en sécurité et à l’aise. Il aura l’enfance que je n’ai jamais eue.
Ma chambre est magnifique, la moquette est ivoire et or, de la soie couleur chocolat sur le lit. Un grand baldaquin blanc et marron crée un cocon protecteur durant mon sommeil.
Je m’assois au bord du lit près du panier à linge que j’ai laissé en plan il y a quelques heures. L’odeur d’adoucissant et de bébé m’enivre, je souris. A quelques pas de là, la porte menant à la chambre de Noah est entrebâillée. A peine, juste assez pour entendre mon bébé bouger alors qu’il se réveille de sa sieste.
Je vais le voir, incapable de résister. Sa chambre n’est pas comme les autres, pleine de peluches et de nounours géants. Noah est spécial, je veux qu’il sache d’où il vient.
Trois murs sont couverts d’étoiles et constellations. Sur le quatrième, juste au-dessus de sa tête, j’ai payé un artiste qui a reproduit les symboles de Roark, les épées croisées représentent son père, les deux boucliers assortis sont les armoiries de sa famille. Les domestiques n’ont rien demandé et je ne leur ai donné aucune explication. J’ai pris des photos des médaillons suspendus à la chaîne entre mes seins avec mon portable et les ai remises à l’artiste peintre lors de sa venue.
La femme a simplement hoché la tête et a transformé le mur au-dessus du berceau de Noah en une fresque aux teintes riches, vivement colorée. Un mobile suspendu au-dessus de sa tête joue « Brille Brille Petite Etoile », quand j’appuie sur le bouton. J’ai rangé dans le tiroir de ma table de chevet tout ce que j’ai récupéré de la planète Trion. C’est pas grand-chose, la Gardienne Egara m’a aidé, quelques photos de sa planète, de gens qui lui ressemblent, peau mate, cheveux noirs, regard intense. Noah va ressembler à son père quand il sera plus grand. Il pesait presque quatre kilos cinq à la naissance, il est tellement grand qu’il est mince malgré son poids. Il doit bien manger pour bien grandir, je m’empare du biberon afin de combler son appétit insatiable.
Noah ressemble à son père absent. Mon fils a les cheveux épais, la peau mate. Mais il a mes yeux. Ils étaient bleu foncé quand il est né, je pensais qu’ils allaient foncer mais ils ont éclairci de jour en jour, pour devenir aussi clairs que les miens. Le contraste est frappant, je sais que lorsqu’il sera grand, il faudra que j’éloigne les filles intriguées par son côté « exotique ».
Mais pour le moment, il est à moi. « Coucou mon grand. »
Il ouvre les yeux et m’aperçoit. Il me sourit, il a de bonnes joues dodues, son regard pétille de joie.
Une bouffée d’amour m’envahit, si forte qu’elle me bouleverse. Je le prends dans son berceau. Je le pose sur la table à langer et change sa couche. Il donne des coups de pieds et s’agite, il a hâte que je termine tandis que je chatouille son joli petit ventre.
Je repense à mes moments heureux sur Trion.
Ça me manque énormément lorsque je me retrouve le soir, seule dans mon lit. Mon mari. Roark. Noah remplace un peu Roark.
Bien déterminée à ne pas gâcher la journée, je me penche et dépose un baiser sur le ventre de Noah, je souffle sur sa peau douce comme un pétale. Il donne des coups de pieds et pousse des cris perçants, ses petits doigts potelés effleurent mon ventre, il se fraye un passage sous mon T-shirt en coton. Mon jean confortable est usé, je fais une taille de plus qu’avant. Ça va encore.
Je me penche et m’amuse à grogner, Noah crie et tape des pieds. Mais la partie de plaisir s’arrête net. Noah agrippe la chaîne en or suspendu à mes tétons et tire dessus. Fort. « Aïe ! » Je glousse, soulève mon T-shirt, sa petite main potelée agrippe le médaillon du milieu, celui que son père m’a donné. « Lâche-ça. C’est pas à toi, bébé. C’est à Maman. »
Je retire ses petits doigts du médaillon, un par un, il s’y agrippe fermement, essaie de porter le médaillon scintillant à sa bouche.
« Noah ! » Il me regarde d’un air innocent tout en glissant le médaillon dans sa bouche, bave à qui mieux mieux. Ce qui m’aide à défaire ses doigts sans me faire mal plus que de rigueur.
J’ai essayé d’enlever la chaîne et les anneaux quand je suis revenue sur Terre. J’ai essayé avec des tenailles et des pinces coupantes. J’ai tout essayé, rien n’a fonctionné. Il faudrait en passer par une intervention chirurgicale mais j’ai pas envie d’en arriver là. Je m’y suis habituée au bout d’un mois ou deux. A la naissance de Noah, ça m’a permis de me souvenir de mon court séjour auprès de Roark. Noah a remplacé la chaîne et ses médaillons, tel un cadeau en guise de ce que nous avons partagé, le fruit de notre amour.
La chaîne est mon tourment et mon plaisir, mon seul lien avec l’homme que j’aimais et qui est mort.
Avec une infinie patience, j’ai pas du tout envie qu’il tire sur mes seins de cette façon, j’arrive enfin à ôter le médaillon de ses doigts potelés et baveux.
« Tu vas avoir des ennuis, toi. » Je glisse l’or sous mon t-shirt et le remets en place afin que ses petites mains baladeuses ne le trouvent pas.
« Viens mon amour. On va manger. »
Je le prends dans mes bras et descends les escaliers, mon fils lové contre moi.
Roark, Avant-poste Neuf, Continent Nord
Après douze heures passées dans le caisson ReGen, je suis, d’après les scanners, remis à quatre-vingt-douze pour cent. J’ai des ecchymoses, des blessures encore rouges à peine cicatrisées. Je ne suis pas remis à cent pour cent comme si j’étais resté dans le caisson le temps nécessaire. Mais j’ai pas le temps de me remettre à cent pour cent. Je dois savoir ce qui est arrivé à Natalie. Si elle est morte, je dois en avoir le cœur net. Je ne trouverai pas le repos tant que je ne connaîtrais pas la vérité. Comment puis-je trouver le repos si je la sais en train d’errer quelque part, blessée, seule sur Trion. Elle peut être aux mains des Drovers, torturée. Violentée. Blessée.
Je dois la trouver. Si je tombe sur un cadavre, j’attendrai que les tests ADN confirment qu’il s’agit bien de ma femme.
Je lui ai donné ma parole, je lui ai promis de venir la chercher, de la protéger, je tiendrai promesse jusqu’à mon dernier souffle.
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