David D. Reitsam
La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières
L’exemple du Nouveau Mercure galant
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Image de couverture: Anne Dacier, L’Iliade d’Homère. Traduite en françois, avec des remarques , Leyde, Wetstein, 1771, 3 volumes, ici tome I, p. viij, frontispice de l‘édition originale. Source : Bibliothèque nationale de France, en ligne sur le site de la BU Droit-Lettres de l’Université de Grenoble 2 et 3 : https://bibnum-patrimoniale.univ-grenoble-alpes.fr/items/show/481, consulté le 28 mai 2021.
ISBN 978-3-8233-8479-3 (Print)
ISBN 978-3-8233-0287-2 (ePub)
Nous utilisons autant que possible les éditions scientifiques actuelles des textes primaires du XVII eet du XVIII esiècle. Toutefois, celles-ci n’existent pas pour tous les ouvrages consultés, notamment les 29 livraisons du Nouveau Mercure galant . Dans ces cas, nous n’actualisons ni l’orthographe, hormis la lettre « ß », ni la ponctuation, ni la mise en italique des titres évoqués dans les citations.
En outre, nous indiquons les périodiques évoqués dans les notes de bas de page par le nom de leur responsable et nous nous contentons de mentionner les éditeurs et les lieux d’éditions relatifs à l’époque qui nous intéresse dans ce projet de recherche. En revanche, nous indiquons la période complète durant laquelle ce périodique paraît sous ce titre en nous fondons sur les informations et classifications fournies par le Dictionnaire des journaux .
Les citations de la littérature de recherche en allemand ou en anglais ont été traduites par nos soins. Dans le texte, la traduction en français prime, mais nous présentons les citations originales en note de bas de page.
Le Caffé est très en usage à Paris […]. Mais ce qui me choque de ces beaux esprits ; c’est qu’ils ne se rendent pas utiles à leur Patrie, et qu’ils amusent leurs talents à des choses pueriles : par exemple, lorsque j’arrivai à Paris, je les trouvai échauffez sur une Dispute la plus mince, qui se puisse imaginer : il s’agissoit de la réputation d’un vieux Poëte Grec, dont, depuis deux mille ans on ignore la Patrie aussi bien que le temps de sa mort. Les deux partis avouoient que c’étoit un Poëte excellent : il n’étoit question que du plus ou du moins de mérite qu’il falloit lui attribuer. Chacun en vouloit donner le taux : mais, parmi ces distributeurs de réputation, les uns faisoient meilleur poids que les autres ; voilà la querelle : elle étoit bien vive ; car on se disoit cordialement de part & d’autre des injures si grossières ; on faisoit des plaisanteries si ameres, que je n’admirois pas moins la manière de disputer, que le sujet de la dispute1.
Ainsi Montesquieu, Charles Louis de Secondat deMontesquieu décrit-il la Querelle d’Homère dans Les Lettres persanes et la violence de la dispute le surprend. Selon le philosophe des Lumières, il s’agit d’une querelle sans grande importance, ce qui tranche avec l’intérêt que Simon-Augustin Irailh, Simon-AugustinIrailh porte à cette querelle dans le cadre des querelles en général. Dans la préface de ses Querelles littéraires , qui sont composées de quatre tomes, il écrit en 1761 :
Au milieu de toutes ces disputes, soutenues de part & d’autre avec tant de chaleur, à travers ce fatras d’injures & de libèles, parmi ces révolutions continuelles de la république des lettres, le lecteur pourra suivre le fil de nos connoissances, les progrès du goût ; la marche de l’esprit humain2.
Tel un ThéséeThésée qui parvient à sortir du labyrinthe et échappe au Minotaure grâce au fil d’ArianeAriane, Irailh, Simon-AugustinIrailh considère la suite des querelles à travers les siècles comme le fil conducteur à partir duquel il est possible de structurer une histoire littéraire. Aujourd’hui, on semble renouer avec cette passion pour les querelles. Dans son compte-rendu du livre The Shock of the Ancient de Larry F. Norman, Marie-Pierre Harder résume ce regain d’intérêt en énumérant les études récentes de Joan Dejean, de Marc Fumaroli, de Levent Yilmaz et de Francois Hartog qui proposent tous de nouvelles approches d’analyse. À la suite de ces cinq publications – de Dejean à Norman –, l’intérêt pour ces disputes, notamment pour la Querelle des Anciens et des Modernes, ne retombe pas. Trois colloques internationaux en confirment l’actualité : en 2012, Christelle Bahier-Porte et Claudine Poulouin organisent à l'ENS Lyon le colloque « Écrire et penser en Moderne (1687-1750) » qui est consacré à la « nouvelle culture – culture de méthode plus que de savoir3 » des Modernes. Puis, en 2016, les participants au colloque « The Long Quarrel : Ancients and Moderns in the Eighteenth Century », qui fut organisé par Wyger Velema, Eleá de la Porte et Jacques Bos de l’Université d’Amsterdam, discutent de la question de savoir de quelle manière les auteurs du XVIII esiècle ont perçu la relation entre leur époque et l’Antiquité. Enfin, en 2019, Delphine Reguig et – de nouveau – Christelle Bahier-Porte ont proposé un colloque à Saint-Etienne. Cette fois-ci, l’accent fut mis sur le rapport des Anciens et des Modernes aux pouvoirs de l’époque, c’est-à-dire l’Église, le Roi et les Académies.
La « dispute la plus mince », dont se moque Montesquieu, Charles Louis de Secondat deMontesquieu fait partie de cette Querelle des Anciens et des Modernes qui suscite aujourd’hui tant d’intérêts. En outre, dès le début du XVIII esiècle, la Querelle d’Homère mobilise bien des gens dans la société mondaine ainsi que dans la République des Lettres. Au cœur de cette deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes se trouve le prestige de l’auteur de l’ Iliade et de l’ Odyssée . Selon Noémi Hepp, sa réception est assez contrastée pendant les décennies qui précèdent la querelle : il est absent tout en étant présent. Pour aboutir à cette idée, elle s’appuie sur les écrits de Méric Casaubon, MéricCasaubon qui « a le mérite de mettre le doigt sur le contraste […] entre une présence diffuse d’Homère, de son nom, de sa réputation, des personnages dont il a été le premier poète, et l’indifférence qu’a rencontré son œuvre au cours du XVII esiècle1 ». Nous sommes donc face à un paradoxe : d’un côté, le milieu de l’érudition ne semble guère s’intéresser à Homère, ce qu’Hepp généralise en parlant d’une tendance globale. En effet, à l’époque, il n’y a que VirgileVirgile qui échappe au désintérêt général et dont l’ Enéide est souvent traduite en français2. Le désaveu dont souffre Homère ne constitue donc guère une exception. D’un autre côté, Homère reste un nom connu et Hepp nous assure que le public mondain connaît différents personnages et passages de son œuvre. Néanmoins, il s’agit d’un savoir homérique faussé qui s’appuie notamment sur des sources indirectes, comme, par exemple, des sententiaires, et qui contient de nombreuses déformations ou des ajouts douteux. Ces sources peu fiables n’empêchent pourtant pas les contemporains de Louis XIVLouis XIV de considérer Homère comme le poète le plus important de l’Antiquité, aux côtés de VirgileVirgile. Ainsi Urbain Chevreau, UrbainChevreau écrit-il que Christine de SuèdeChristine de Suède « a des louanges pour les Homères et pour les VirgileVirgiles3 », c’est-à-dire pour les grands auteurs de l’Antiquité gréco-latine. Tout comme VirgileVirgile, Homère devient donc au XVII esiècle le synonyme, voire l’incarnation, de toute une littérature. Par conséquent, il n’est pas surprenant de lire dans le Nouveau Mercure galant au début de la Querelle d’Homère, c’est-à-dire dans la livraison de février 1715, qu’il « ne s’agit néanmoins encore, que de fixer les honneurs dûs à Homere : Mais ce qui sera decidé en faveur du plus grand des Poëtes & du plus reculé de nous, servira de regle pour nos autres ayeuls4 ». Certes, à la tête d’un résumé critique d’environ 70 pages, cette citation est censée attirer l’attention et l’intérêt des lecteurs, mais elle confirme surtout les paroles de Chevreau, UrbainChevreau : Homère reste un auteur éminent, tout en étant, ne l’oublions pas, peu lu.
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