La perplexité gravée sur son visage se prépare à me répondre lorsque Gabriela toque à la porte :
« Bonjour Patron, il y a deux fax qui viennent d’arriver pour toi, l’un après l’autre. Le premier est de Neil Allard et fait référence à une lettre de septembre qui est archivée dans ce dossier. L’autre vient de Suisse et je crois que c’est un premier contact mais comme c’est écrit en allemand je n’en suis pas sûre. Le facteur est passé et a laissé tout cela pour toi, il serait peut-être bon d’y jeter un coup d’œil. Comme d’habitude j’ai jeté les publicités. Ah oui, et quelqu’un a téléphoné de la part du couple Rémy pour dire qu’ils ne pourraient pas venir aujourd’hui. Ils te demandent si tu peux les recevoir la semaine prochaine à la même heure. »
Elle s’était avancée jusqu’au bureau et m’a laissé le courrier, le dossier et les fax à droite au coin du plateau de cuir ciré. Elle n’a pas encore remarqué Gomez que le fauteuil cache des gens qui rentrent. J’essaye d’attirer son regard afin de lui montrer qu’il est là. Elle me fait un clin d’œil, elle a compris mon signal. « Si tu as besoin de quelque chose, tu siffles, je retourne à mon bureau. » Elle va pour sortir et dit avec surprise : « Oh Maître Pedro, je ne vous avais pas vu. Bonjour. Susana a votre courrier, elle doit être en train de le mettre sur votre bureau. » Et sort sans plus tarder, laissant Gomez stupéfait et visiblement contrarié.
« Vous laissez votre secrétaire vous tutoyer ? Et vous lui laissez lire les fax qui vous sont adressés ? Comment lui permettez-vous tant de liberté ? Ce n’est pas normal, croyez-moi. Vous ne pouvez pas donner votre confiance au personnel. Les gens pourraient également penser qu’il y a quelque chose de plus entre vous. Une relation amoureuse avec sa secrétaire n’est vraiment pas une bonne chose… » Et il continue sur le même ton encore quelques minutes alors que je ne lui prête aucune attention.
Une relation amoureuse avec Gabriela ? Enfin ! Je ne la trouve pas répugnante mais ce n’est pas l’idée, et d’ailleurs ce n’est pas mon genre. Ensuite, c’est vrai qu’elle est très sympathique et amicale, pour ne pas dire intelligente, belle et avec les bonnes formes au bon endroit, toutefois, elle est mariée, a deux enfants et est autant intéressée par moi que moi par elle. Ce qui signifie pas du tout. Il n’y a que l’esprit mal tourné de Gomez qui puisse imaginer une situation dans laquelle ma relation avec Gabriela pourrait allait plus loin qu’une simple relation de camarade de bureau. Quand il se tait enfin, j’en profite.
« Gabriela et moi nous sommes toujours tutoyés, et je ne vois pas de problème à cela et d’ailleurs elle non plus. Pour vous dire la vérité, à part vous, Lemos Nogueira et un ou deux associés qui préfèrent ainsi, je tutoie tout le monde dans le cabinet, même l’agent de sécurité. C’est bizarre que vous n’ayez jamais remarqué. Quant au fait qu’elle lise mes fax, et bien c’est ma secrétaire et cela me fait gagner du temps. Si je ne lui fais pas confiance à elle, à qui pourrais-je faire confiance ? » Gomez m’écoute d’un air totalement livide.
« Oui j’ai remarqué que vous tutoyez tout le monde, – dit-il à moitié énervé – mais cela est complétement différent. Que vous les tutoyiez d’accord mais qu’ils vous tutoient ce n’est pas possible. Cela peut créer des problèmes de discipline et rendre difficile de maintenir la distance, vous voyez ? »
Si cela dépendait de lui, il y aurait encore des esclaves et les salariés n’auraient le droit de faire que ce que les patrons, dans toute leur grandeur, les autoriseraient à faire, devant remercier un genou à terre la grandeur de leur don, pour plus qu’en réalité il puisse être insignifiante. Cet homme vit dans la préhistoire des relations humaines ; et le pire c’est que ça n’est pas le seul. Et il semblerait que de plus en plus de monde, peut-être parce qu’ils n’ont pas le choix, supportent ces manières. Je ne lui dis pas ce qu’il mérite, car cela ne mènerait à rien, tellement il est convaincu de sa vertu.
« Je pense que vous avez tort. Je n’ai jamais eu de problème avec personne ici du fait que je tutoie les gens. Bien au contraire, je pense que cela rend le quotidien plus agréable, en sentant moins la naphtaline, vous voyez ce que je veux dire ? Personne ne m’a jamais manqué de respect – et moi non plus d’ailleurs, mais cela ne l’intéresse pas – ou ne se met, de manière indisciplinée, à refuser tout ce que je lui demande dans le cadre du cabinet. Prenez l’exemple de nos collègues espagnols et de leurs employés, ils se tutoient sans que cela n’affecte en rien leur productivité en tant qu’avocats. » Cette référence aux espagnols était bien choisie car malgré son nom et son insistance permanente pour qu’il soit écrit avec un z, Gomez les déteste du plus profond de lui et tombe directement dans le panneau. « Par ailleurs, il y a plusieurs autres exemples d’organisations extrêmement hiérarchisées et très disciplinées dans lesquelles tout le monde se tutoie, du poste le plus bas au poste le plus élevé sans que cela ne remette en cause la hiérarchie et la discipline. » Je finis ainsi, en espérant qu’il ait compris. Fol espoir. L’homme ne se montre pas vaincu.
« Oui, oui je peux accepter que cela soit réel, bien que je ne puisse l’imaginer, – j’en ai marre de devoir lui ouvrir les yeux, pauvre âne, j’y pense mais ne dis rien – cependant, si tel est le cas, c’est à l’étranger. Au Portugal les choses sont différentes. Les personnes sont différentes. Le portugais de base est très indiscipliné et ne peut pas être laissé en liberté. Et ce même pour lui-même. »
Un véritable homme des cavernes. À seulement trente-neuf ans. Comment est-ce que je n’ai jamais pu m’en rendre compte ? Peut-être que je m’en étais rendu compte mais que je n’avais jamais eu le déplaisir de l’écouter et de discuter du sujet avec lui. Cependant, ce n’est pas à moi de le faire changer, et même si cela était possible. Je n’ai rien contre ceux qui aiment, allez savoir pourquoi, maintenir des simulacres de formes archaïques dans des relations professionnelles qui n’ont quant à elles plus rien d’archaïques. Ce qui m’attriste est que, de manière générale, ces formes de traitement n’ont rien à voir avec la préservation de la courtoisie d’autres temps, elles sont plutôt utilisées pour marquer une position de domination sur les personnes avec lesquelles elles travaillent au quotidien, les collaborateurs, comme il est usage de dire.
Mais je divague, j’ai Gomez qui se tient devant moi et me regarde d’un air ébahi, espérant que je lui réponde quelque chose, mais il me laisse sans voix. Je ne veux pas l’offenser, car selon mes principes tout le monde a le droit d’être comme il est, même imbécile, et au final il ne m’a rien fait. Le mieux c’est de lui dire, comme d’habitude, ce qu’il souhaite et de poursuivre.
« Je ne dis pas que vous avez tort, après tout votre connaissance du Portugal est incommensurablement plus grande que la mienne. N’oubliez pas (et les personnes comme toi ne me laissent pas l’oublier) qu’ici je suis un étranger (malgré avoir vécu là pratiquement toute ma vie) et que, par conséquent certaines choses sont hors de ma portée ; ce que je peux cependant réaffirmer est que le tutoiement par consentement mutuel ne m’a jamais paru problématique, quelles qu’en soit les circonstances » Apaisé et satisfait que je lui reconnaisse des connaissances supérieures, il me fait un grand sourire et dit : « Heureusement que cela ne vous a pas causé de problème, mais si j’étais vous j’arrêterais » – me conseille-t-il de manière paternelle. « Cela rend tout plus facile. Concernant le séminaire, c’est Susana, qui s’est occupée de ma réservation, voyez avec elle les détails, pour vous et votre petite, qu’elle puisse modifier les billets. »
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