Sur le plan international, la nature du commerce mondial change profondément à l’époque du Blocus, mais aussi les idées qui ont façonné la vision du monde de la population européenne – ce qui se répercute à nouveau sur le commerce mondial. En 1807, en pleine guerre commerciale napoléonienne, le Parlement britannique interdit le trafic transatlantique d’esclaves. Ainsi prend fin le commerce triangulaire, structure sous-jacente du commerce mondial au XVIII esiècle. Jusqu’au début du XIX esiècle, les esclaves sont considérés comme des denrées coloniales, au même titre que le coton, le sucre de canne, le thé, les épices ou le tabac. L’abolition de 1807 rend aux esclaves leur dignité d’êtres humains. Les sociétés européennes commencent à prendre conscience des conditions de travail dans lesquelles les produits coloniaux sont fabriqués et, d’une manière générale, des conditions de vie des populations d’outremer. Le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau, fils d’un horloger huguenot, a déjà sévèrement condamné l’esclavage au XVIII esiècle et, par ses œuvres, ouvert la voie à la Révolution française. Au début du XIX esiècle, les Lumières pressenties par Rousseau et d’autres philosophes se traduisent par des lois concrètes conférant une orientation différente au commerce mondial.
Napoléon inscrit les commerçants suisses sur une « liste noire ». Lettre du chargé d’affaires de France, Rouyer, à la Diète fédérale, 11 octobre 1810
Monsieur le Landamman,
Sa Majesté l’Empereur a reçu de nouveaux renseignements sur les nombreuses expéditions de marchandises anglaises et de denrées coloniales qu’on dirige habituellement sur la Suisse. Tous les capitalistes anglais qui avaient par eux-mêmes ou par leurs correspondants des entrepôts dans les villes hanséatiques, dans le Holstein, en Hollande et dans plusieurs parties de l’Allemagne, se sont efforcés de transporter en Helvétie leurs magasins, depuis que partout ailleurs des tarifs ou des lois prohibitifs sont uniformément établis. Toutes les routes d’Allemagne sont encombrées de ces marchandises, qu’on fait passer en Suisse, et les expéditionnaires vont jusqu’à doubler et tripler les prix de transport pour augmenter le nombre des envois.
On a particulièrement remarqué que les cotons d’Amérique, les « Twists » ou « Fils de coton » débarqués dans les premiers mois de cette année ou jetés en contrebande sur les côtes de la Baltique, ont été successivement dirigés vers la Suisse, que les commissionnaires établis dans les principales villes d’Allemagne, craignant le séquestre des marchandises de fabriques anglaises et des denrées coloniales, font prendre la même direction à celles qu’ils avaient déjà dans leurs magasins, qu’ils les adressent principalement à Bâle, Berne, Zurich, Winterthour et Schaffhouse. La maison des frères Mérian de Bâle s’occupe avec plus d’activité que toutes autres de ces expéditions. Je joins ici la liste qui m’a été envoyée par mon gouvernement, des négociants suisses auxquels des envois de coton anglais, de marchandises et denrées coloniales continuent d’être habituellement expédiés par leurs correspondants d’Allemagne, surtout par ceux de Leipzig et de Francfort. Toutes ces marchandises ne proviennent pas de prises faites par les corsaires et de ventes de cargaisons confisquées. On regarde la plupart de ces expéditions comme le résultat d’un concert frauduleux entre les négociants, et ceux-ci recueillent en dernier résultat les principaux avantages de cette contrebande, qui se fait en Suisse avec plus d’activité que partout ailleurs, quoi qu’elle y soit prohibée par les lois.
Il n’est pas possible que cet ordre de choses subsiste plus longtemps. La Suisse doit marcher dans le sens des pays qui l’environnent, et les mêmes mesures doivent y être mises à exécution.
[…]
Agréez, Monsieur le Landamman, etc.
Le chargé d’affaires de France en Suisse, Rouyer
Au XVIII esiècle, les marchands suisses, comme d’autres commerçants européens, prennent des parts dans des «négriers». Ces navires chargés d’armes, de textiles et de bijoux se rendent en Afrique de l’Ouest pour y troquer leur cargaison contre des esclaves qu’ils transportent ensuite vers l’Amérique, où ils les échangent contre des matières premières, notamment du coton. Ces dernières décennies, les chercheurs en histoire économique se sont posé la question de savoir si la révolution industrielle en Europe, et à plus forte raison en Suisse, l’un des premiers pays industrialisés, aurait été possible sans commerce triangulaire. D’après des recherches toutes récentes, cette révolution a surtout été alimentée par l’innovation technologique et seulement à 15 pour cent par les investissements provenant des bénéfices réalisés avec le commerce triangulaire. À cela s’ajoute que les avancées technologiques et scientifiques encouragent le développement d’une nouvelle vision de l’homme et du monde. Celle-ci prévoit la liberté et l’égalité des droits pour tous les humains et accorde un tout nouveau sens aux petites gens. Le philosophe écossais Adam Smith déclare à la fin du XVIII esiècle que le boucher, le boulanger ou le brasseur sont ceux qui, comme guidés par une main invisible, approvisionnent l’humanité en viande, pain et bière. Tandis que Napoléon tente d’asservir l’ensemble du continent européen par la force, l’abolition de l’esclavage ouvre une nouvelle ère du commerce mondial. Haïti, où l’intervention militaire de Napoléon coûte encore la vie à un demi-million de personnes, est en 1804 la première nation composée d’anciens esclaves à déclarer son indépendance. Selon la pensée des Lumières qui commence à faire école, il ne faut pas seulement interdire la traite des êtres humains, mais aussi permettre à tous les individus de commercer librement.
Pendant que les savants d’Angleterre et d’Écosse développent la théorie du libre-échange et de l’économie de marché, les commerçants et les organismes commerciaux de Suisse pratiquent le libre-échange au sens tant moderne que médiéval du terme. Jusqu’à la fin du Blocus continental, les marchands suisses commercent « librement », dans la plus pure tradition médiévale, à savoir comme contrebandiers hors des embargos imposés par décision dictatoriale de Napoléon. Après le Blocus, la Confédération suisse peut de nouveau façonner sa politique économique extérieure en toute souveraineté. La Constitution de l’Acte de Médiation de 1803 accorde à la Diète fédérale le droit de conclure des contrats commerciaux avec d’autres pays. En décembre 1813, la Suisse se dote de son premier tarif douanier, essentiellement pour percevoir quelques taxes. Mais face aux contestations d’un mouvement populaire dirigé par le Directoire commercial de Saint-Gall, il ne dure que huit mois. Ce dernier refuse tout droit de douane sur le coton brut et se sent même assez fort pour affronter la concurrence des fabricants anglais. Lorsqu’à l’occasion du Congrès de Vienne en 1815, sa souveraineté est une nouvelle fois confirmée par les grandes puissances européennes, la Suisse constitue un îlot de libre-échange, de surcroît le plus moderne d’Europe. La Diète prélève, sur les fils de coton filés à la machine et les tissus uniquement, un batz douanier fixé si bas qu’il n’exerce pas d’effet de verrouillage.
Sur le long terme, le Blocus continental pose cependant des jalons importants pour l’économie suisse. Bon an mal an, les commerçants suisses conquièrent de nouveaux débouchés hors d’Europe, à commencer par les États-Unis encore jeunes. Forte de l’orientation mondiale de son commerce extérieur, la Suisse est pendant deux siècles le pays aux plus fortes exportations par habitant en Europe et aux plus gros investissements directs hors d’Europe, en particulier aussi dans les pays du Sud. Par ailleurs, la guerre économique du Blocus donne de nouvelles impulsions à l’économie domestique et à l’industrie textile suisse. L’absence de concurrence britannique sur le marché continental favorise le développement des filatures mécaniques de coton. Entre 1808 et 1814, une vague de création d’entreprises porte leur nombre à 60 dans le canton de Zurich, 17 dans celui de Saint-Gall et 7 en Appenzell. Des entrepreneurs comme Johann Caspar Zellweger à Trogen (Appenzell) ou Hans Caspar Escher à Zurich, proches du modèle anglais, trouvent des débouchés en Allemagne, malgré les entraves au commerce imposées par la France, et réalisent des bénéfices importants dans la conjoncture de la guerre. Dans le même temps, le Blocus retarde la disparition du filage à la main.
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