Lafcadio. — C'est vous qui raisonnez son crime; lui, simplement, le commet.
Julius. — Aucune raison pour supposer criminel celui qui a commis le crime sans raison.
Lafcadio. — Vous êtes trop subtil. Au point où vous l'avez porté, il est ce qu'on appelle: un homme libre.
Julius. — A la merci de la première occasion.
Lafcadio. — Il me tarde de le voir à l'oeuvre. Qu'allez-vous bien lui proposer?
Julius. — Eh bien, j'hésitais encore. Oui; jusqu'à ce soir, j'hésitais... Et tout à coup, ce soir, le journal, aux dernières nouvelles, m'apporte tout précisément l'exemple souhaité. Une aventure providentielle! C'est affreux: figurez-vous qu'on vient d'assassiner mon beau-frère!
Lafcadio. — Quoi! le petit vieux du wagon, c'est...
Julius. — C'était Amédée Fleurissoire, à qui j'avais prêté mon billet, que je venais de mettre dans le train. Une heure auparavant il avait pris six mille francs à ma banque, et, comme il les portait sur lui, il ne me quittait pas sans craintes; il nourrissait des idées grises, des idées noires, que sais-je? des pressentiments. Or, dans le train... Mais vous avez lu le journal.
Lafcadio. — Le titre simplement du "fait divers".
Julius. — écoutez, que je vous le lise (Il déploya le _Corriere_ devant lui.) Je traduis:
-La police qui faisait d'actives recherches le long de la voie ferrée, entre Rome et Naples, a découvert, cet après-midi, dans le lit à sec du Volturne, à cinq kilomètres de Capoue, le corps de la victime à laquelle appartient sans doute la veste retrouvée hier soir dans un wagon. C'est un homme d'apparence modeste, d'une cinquantaine d'années environ._ (Il paraissait plus âgé qu'il n'était.) _On n'a trouvé sur lui aucun papier qui permette d'établir son identité._ (Cela me donne heureusement le temps de respirer.) _Il a apparemment été projeté du wagon, assez violemment pour passer par-dessus le parapet du pont, en réparation à cet endroit et remplacé simplement par des poutres._ (Quel style!) _Le pont est élevé de plus de quinze mètres au-dessus de la rivière; la mort a dû suivre la chute, car le corps ne porte pas la trace de blessures. Il est en bras de chemise; au poignet droit, une manchette, semblable à celle que l'on a retrouvée dans le wagon, mais à laquelle le bouton manque..._ (Qu'avez-vous? — Julius s'arrêta: Lafcadio n'avait pu réprimer un sursaut, car l'idée traversa son esprit que le bouton avait été enlevé depuis le crime.)
— Julius reprit: _Sa main gauche est restée crispée sur un chapeau de feutre mou..._
— De feutre mou! Les rustres! murmura Lafcadio.
Julius releva le nez de dessus le journal.
— Qu'est-ce qui vous étonne?
— Rien, rien! Continuez.
_... de feutre mou, beaucoup trop large pour sa tête et qui paraît être plutôt celui de l'agresseur; la marque de provenance a été soigneusement découpée dans le cuir de la coiffe, où il manque un morceau, de la forme et de la dimension d'une feuille de laurier..._
Lafcadio se leva, se pencha derrière Julius pour lire par-dessus son épaule et peut-être pour dissimuler sa pâleur. Il n'en pouvait plus douter à présent: le crime avait été retouché; quelqu'un avait passé par là-dessus; avait découpé cette coiffe; sans doute l'inconnu qui s'était emparé de sa valise.
Julius cependant continuait:
_... ce qui semble indiquer la préméditation de ce crime._ (Pourquoi précisément de ce crime? Mon héros avait peut-être pris ses précautions à tout hasard...) _Sitôt après les constatations policières, le cadavre a été transporté à Naples pour permettre son identification._ (Oui, je sais qu'ils ont là-bas les moyens et l'habitude de conserver les corps très longtemps...)
— êtes-vous bien sûr que ce soit lui? (La voix de Lafcadio tremblait un peu.)
— Parbleu; je l'attendais ce soir pour dîner.
— Vous avez renseigné la police?
— Pas encore. J'ai besoin d'abord de mettre un peu d'ordre dans mes idées. En deuil déjà, de ce côté du moins (j'entends: celui du vêtement), je suis tranquille; mais vous comprenez que, sitôt divulgué le nom de la victime, il faudra que j'avertisse toute ma famille, que j'envoie des dépêches, que j'écrive des lettres, que je m'occupe des faire-parts, de l'inhumation, que j'aille à Naples réclamer le corps, que... Oh! mon cher Lafcadio, à cause de ce congrès auquel je vais être tenu d'assister, accepteriez-vous, par procuration, de chercher le corps à ma place?...
— Nous verrons cela tout à l'heure.
— Si toutefois cela ne vous impressionne pas trop. En attendant j'épargne à ma pauvre belle-soeur des heures cruelles; d'après les vagues renseignements des journaux, comment irait-elle supposer?... Je reviens à mon sujet: Quand j'ai donc lu ce _fait divers_, je me suis dit: ce crime-ci, que j'imagine si bien, que je reconstitue, que je vois — je connais, moi, je connais la raison qui l'a fait commettre; et sais que, s'il n'y eût pas eu cet appât de six mille francs, le crime n'eût pas été commis.
— Mais supposons pourtant que...
— Oui, n'est-ce pas: supposons un instant qu'il n'y ait pas eu ces six mille francs, ou mieux: que le criminel ne les ait pas pris: c'est mon homme.
Lafcadio cependant s'était levé; il avait ramassé le journal que Julius avait laissé tomber, et l'ouvrant à la seconde page:
— Je vois que vous n'avez pas lu la dernière heure: le criminel, précisément, n'a pas pris les six milles francs, — dit-il du plus froid qu'il put. Tenez, lisez: _"Cela semble indiquer tout au moins que le crime n'aurait pas eu le vol pour mobile."_
Julius saisit la feuille que Lafcadio lui tendait, lut avidement; puis se passa la main sur les yeux; puis s'assit: puis se releva brusquement, s'éleva sur Lafcadio et l'empoignant par les deux bras:
— Pas le vol pour mobile! cria-t-il, et comme saisi d'un transport, il secouait Lafcadio furieusement. — Pas le vol pour mobile! Mais alors... — Il repoussait Lafcadio, courait à l'autre extrémité de la chambre, et s'éventait, et se frappait le front, et se mouchait: — Alors je sais, parbleu! je sais pourquoi ce bandit l'a tué... Ah! malheureux ami! ah! pauvre Fleurissoire! C'est donc qu'il disait vrai! Et moi qui le croyais déjà fou... Mais alors c'est épouvantable.
Lafcadio s'étonnait, attendait la fin de la crise; il s'irritait un peu; il lui semblait que n'avait pas le droit d'échapper ainsi Julius:
— Je croyais que précisément vous...
— Taisez-vous! vous ne savez rien. Et moi qui perds mon temps près de vous dans des échafaudements ridicules... Vite! ma canne, mon chapeau.
— Où courez-vous?
— Prévenir la police, parbleu!
Lafcadio se mit en travers de la porte.
— Expliquez-moi d'abord, dit-il impérativement. Ma parole, on dirait que vous devenez fou.
— C'est tout à l'heure que j'étais fou. Je me réveille de ma folie... Ah! pauvre Fleurissoire! ah! malheureux ami! Sainte victime! A temps sa mort m'arrête sur le chemin de l'irrespect, du blasphème. Son sacrifice me ramène. Moi qui riais de lui!...
Il avait recommencé de marcher; puis s'arrêtant net et posant sa canne et son chapeau près du flacon, sur la table, il se campa devant Lafcadio:
— Voulez-vous savoir pourquoi le bandit l'a tué?
— Je croyais que c'était sans motif.
Julius alors furieusement:
— D'abord il n'y a pas de crime sans motif. On s'est débarrassé de lui parce qu'il détenait un secret... qu'il m'avait confié, un secret considérable; et d'ailleurs beaucoup trop important pour lui. On avait peur de lui, comprenez-vous? Voilà... Oh! cela vous est facile de rire, à vous qui n'entendez rien aux choses de la foi. — Puis tout pâle et se redressant: — Le secret, c'est moi qui l'hérite.
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