— Le moins possible. J'espère être de retour dès demain.
— Je vous attendrai donc pour dîner.
Au Crédit Commercial, grâce à la présentation du comte de Baraglioul, on remit à Fleurissoire, sans difficultés, contre le chèque, six billets qu'il glissa dans sa poche intérieure de son veston. Cependant il avait raconté, tant bien que mal, à son beau-frère, l'histoire du chèque, du cardinal et de l'abbé; Baraglioul, qui l'accompagna jusqu'à la gare, ne l'écoutait que d'une oreille distraite.
Entre-temps Fleurissoire entra chez un chemisier pour s'acheter un faux col, mais qu'il ne mit pas aussitôt, par crainte de faire trop attendre Julius qui patientait devant la boutique.
— Vous n'emportez pas de valise? demanda celui-ci lorsque l'autre l'eut rejoint.
Certes Fleurissoire fût bien volontiers passé prendre son châle, ses affaires de toilette et de nuit; mais avouer à Baraglioul la via dei Vecchierelli!...
— Oh! pour une nuit!... fit-il lestement. Du reste nous n'avons pas le temps de passer à mon hôtel.
— Au fait, où donc êtes-vous descendu?
— Derrière le Colisée, répondit l'autre à tout hasard.
C'était comme s'il avait dit: Sous les ponts.
Julius encore une fois le regarda.
— quel drôle d'homme vous faites!
Paraissait-il vraiment si bizarre? Fleurissoire s'épongea le front. Ils firent quelques pas en silence, devant la gare, où ils étaient arrivés.
— Allons; il faut nous séparer, dit Baraglioul, en lui tendant la main.
— Vous ne... vous ne viendriez pas avec moi? balbutia craintivement Fleurissoire. Je ne sais trop pourquoi, ça m'inquiète un peu de partir seul...
— Vous êtes bien venu seul à Rome. Que voulez-vous qu'il vous advienne? Excusez-moi de vous quitter avant le quai, mais la vue d'un train qui s'en va me cause une tristesse inexprimable. Adieu! Bon voyage! et demain rapportez-moi au Grand-Hôtel mon billet de retour pour Paris.
Table des matières
— There is only one remedy! One thing alone can cure us from being ourselves!...
— Yes; strictly speaking, the question is not how to get cured, but how to live.
Joseph Conrad. _Lord Jim_, p. 226.
Après que, par l'intermédiaire de Julius et l'assistance du notaire, Lafcadio fut entré en possession des quarante mille livres de rente que feu le comte Juste-Agénor de Baraglioul lui laissait, son grand souci fut de n'en laisser rien paraître.
— Dans de la vaisselle d'or peut-être, s'était-il dit alors, mais tu mangeras des mêmes plats.
Il ne prenait pas garde à ceci, ou ne savait pas encore que, pour lui, désormais, le goût des mets allait changer. Ou du moins, comme il trouvait égal plaisir à lutter contre l'appétit, à céder à la gourmandise, maintenant que ne le pressait plus le besoin, sa résistance se relâchait. Parlons sans images: d'aristocratique nature, il n'avait permis à la nécessité de lui imposer aucun geste — qu'il se fût permis à présent, par malice, par jeu, et par l'amusement de préférer à son intérêt son plaisir.
Se conformant aux volontés du comte, il n'avait donc pas pris le deuil. Une mortifiante déconvenue l'attendait chez les fournisseurs du marquis de Gesvres, son dernier oncle, lorsqu'il se présenta pour monter sa garde-robe. Comme il se recommandait de celui-ci, le tailleur sortit quelques factures que le marquis avait négligé de payer. Lafcadio répugnait aux filouteries; il feignit aussitôt d'être venu précisément pour régler ces notes, et paya comptant les nouveaux vêtements. Même aventure chez le bottier. Quant au chemisier, Lafcadio jugea plus prudent de s'adresser à un autre.
— L'oncle de Gesvres, si seulement je savais son adresse; j'aurais plaisir à lui envoyer acquittées ses factures, pensait Lafcadio. Cela me vaudrait son mépris; mais je suis Baraglioul et désormais, coquin de marquis, je te débarque de mon coeur.
Rien ne le retenait à Paris, ni ailleurs; traversant l'Italie à petites journées, il gagnait Brindisi d'où il pensait s'embarquer sur quelque Lloyd, pour Java.
Tout seul dans le wagon qui l'éloignait de Rome il avait, malgré la chaleur, jeté en travers de ses genoux un moelleux plaid couleur de thé, sur lequel il se plaisait à contempler ses mains gantées couleur de cendre. A travers la souple et floconneuse étoffe de son complet, il respirait le bien-être par tous ses pores; le cou non serré dans un col presque haut mais peu empesé, d'où s'échappait, mince comme un orvet, une cravate en foulard bronzé, sur la chemise à plis. Il se sentait bien dans sa peau, bien dans ses vêtements, bien dans ses bottes — de souples mocassins taillés dans le même daim que ses gants; dans cette prison molle, son pied se tendait, se cambrait, se sentait vivre. Son chapeau de castor, rabattu devant ses yeux, le séparait du paysage; il fumait une pipette de genièvre et abandonnait ses pensées à leur mouvement naturel. Il pensait: "— La vieille, avec un petit nuage blanc au-dessus de sa tête et qui me le montrait en disant: la pluie, ça ne sera pas encore pour aujourd'hui!... cette vieille dont j'ai chargé le sac sur mes épaules (par fantaisie il avait fait à pied, en quatre jours la traversée des Apennins entre Bologne et Florence, couchant à Covigliajo) et que j'ai embrassée au haut de la côte... ça fait partie de ce que le curé de Covigliajo appelait: les bonnes actions, — je l'aurais tout aussi bien serrée à la gorge — d'une main qui ne tremble pas — quand j'ai senti cette sale peau ridée sous mon doigt... Ah! comme elle caressait le col de ma veste, pour en enlever la poussière! en disant: _figlio mio! carino!..._ D'où me venait cette intense joie quand, après et encore en sueur, à l'ombre de ce grand châtaignier, et pourtant sans fumer, je me suis étendu sur la mousse? Je me sentais d'étreinte assez large pour embrasser l'entière humanité; ou l'étrangler peut-être... Que peu de chose la vie humaine! Et que je risquerais la mienne agilement, si seulement s'offrait quelque belle prouesse un peu joliment téméraire à oser!... Je ne peux tout de même pas me faire alpiniste ou aviateur... Qu'est-ce que me conseillerait ce claquemuré de Julius?... Fâcheux qu'il soit emporté! ça m'aurait plu d'avoir un frère.
"Pauvre Julius! Tant de gens qui écrivent et si peu de gens qui lisent! C'est un fait: on lit de moins en moins... si j'en juge par moi, comme disait l'autre. ça finira par une catastrophe; quelque belle catastrophe, tout imprégnée d'horreur! on foutra l'imprimé par-dessus bord; et ce sera miracle si le meilleur ne rejoint pas au fond le pire.
"Mais la curiosité, c'est de savoir ce que la vieille aurait dit si j'avais commencé de serrer... On imagine _ce qui arriverait si_, mais il reste toujours un petit laps par où l'imprévu se fait jour. Rien ne se passe jamais tout à fait comme on aurait cru... C'est là ce qui me porte à agir... On fait si peu!... "Que tout ce qui peut être soit!" c'est comme ça que je m'explique la Création... Amoureux de ce qui pourrait être... Si j'étais l'état, je me ferais enfermer.
"Pas très étourdissante la correspondance de ce M. Gaspard Flamand que j'ai été réclamer comme mienne, à la poste restante de Bologne. Rien qui valût la peine de lui être renvoyé.
"Dieu! qu'on rencontre peu de gens dont on souhaiterait fouiller les valises!... Et pourtant qu'il en est peu dont on n'obtiendrait avec tel mot, tel geste, quelque bizarre réaction!... Belle collection de marionnettes; mais les fils sont trop apparents, par ma foi! On ne croise plus dans les rues que jean-foutres et paltoquets. Est-ce le fait d'un honnête homme, Lafcadio, je vous le demande, de prendre cette farce au sérieux?... Allons! plions bagage; il est temps! En fuite vers un nouveau monde; quittons l'Europe en imprimant notre talon nu sur le sol!... S'il est encore à Bornéo, au profond des forêts, quelque anthropopithèque attardé, là-bas, nous irons supputer les ressources d'une possible humanité!...
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