"J'aurais voulu revoir Protos. Sans doute il a cinglé vers l'Amérique. Il n'estimait, prétendait-il, que les barbares de Chicago... Pas assez voluptueux pour mon goût, ces loups: Je suis de nature féline. Passons.
"Le curé de Covigliajo, si débonnaire, ne se montrait pas d'humeur à dépraver beaucoup l'enfant avec lequel il causait. Assurément il en avait la garde. Volontiers j'en aurais fait mon camarade; non du curé, parbleu! mais du petit... Quels beaux yeux il levait vers moi! qui cherchaient aussi inquiètement mon regard que mon regard cherchait le sien; mais que je détournais aussitôt... Il n'avait pas cinq ans de moins que moi. Oui: quatorze à seize ans, pas plus... Qu'est-ce que j'étais à cet âge? Un _stripling_ plein de convoitise, que j'aimerais rencontrer aujourd'hui; je crois que je me serais beaucoup plu... Faby, les premiers temps, était confus de se sentir épris de moi; il a bien fait de s'en confesser à ma mère: après quoi son coeur s'est senti plus léger. Mais combien sa retenue m'agaçait!... Quand plus tard, dans l'Aurès, je lui ai raconté cela sous la tente, nous en avons bien ri... Volontiers, je le reverrais aujourd'hui; c'est fâcheux qu'il soit mort. Passons.
"Le vrai, c'est que j'espérais déplaire au curé. Je cherchais ce que je pourrais lui dire de désagréable: je n'ai rien su trouver que de charmant... Que j'ai de mal à ne paraître pas séduisant! Je ne peux pourtant pas passer au brou de noix mon visage, comme me le conseillait Carola; ou me mettre à manger de l'ail... Ah! ne pensons plus à cette pauvre fille? Les plus médiocres de mes plaisirs, c'est à elle que je les dois... Oh! d'où sort cet étrange vieillard?"
Par la porte à coulisse du couloir, Amédée Fleurissoire venait d'entrer.
Fleurissoire avait voyagé seul dans son compartiment jusqu'à la station de Frosinone. A cet arrêt du train, un Italien entre deux âges était monté dans le wagon, s'était assis non loin de lui et avait commencé à le dévisager d'un air sombre qui promptement invita Fleurissoire à déguerpir.
Dans le compartiment voisin, la jeune grâce de Lafcadio, tout au contraire, l'attira:
— Ah! l'aimable garçon! presque un enfant encore, pensa-t-il. — En vacances sans doute. Qu'il est bien mis! Son regard est candide. Quel repos ce sera de dépouiller ma défiance! S'il savait le français je lui parlerais volontiers...
Il s'assit en face de lui, dans un coin près de la portière.
Lafcadio releva le bord de son castor et commença de le considérer d'un oeil morne, indifférent en apparence.
— Entre ce sale magot et moi, quoi de commun? songeait-il. On dirait qu'il se croit malin. Qu'a-t-il à me sourire ainsi? Pense-t-il que je vais l'embrasser! Se peut-il qu'il y ait des femmes pour caresser encore les veiillards!... Il serait bien surpris sans doute d'apprendre que je sais lire écriture ou imprimé, couramment, à l'envers ou par transparence, au verso, dans les glaces ou sur les buvards; trois mois d'études et deux années d'apprentissage; et cela pour l'amour de l'art. Cadio, mon petit, le problème se pose: faire accroc à cette destinée. Mais par où?... Tiens! Je vais lui offrir du cachou. Qu'il accepte ou non, nous verrons toujours bien dans quelle langue.
— Grazio! grazio! — dit Fleurissoire en refusant.
— Rien à faire avec le tapir. Dormons! reprend à part soi Lafcadio, et rabattant son castor sur ses yeux, il tâche à faire un rêve d'un souvenir de sa jeunesse:
Il se revoit, du temps qu'on l'appelait Cadio, dans ce château perdu des Karpathes, qu'ils occupèrent, sa mère et lui, deux étés, en compagnie de Baldi l'Italien et du prince Wladimir Bielkowski. Sa chambre est à l'extrémité d'un couloir; c'est la première année qu'il couche loin de sa mère... La poignée de cuivre de sa porte, en forme de tête de lion, est retenue par un gros clou... Ah! que les souvenirs de ses sensations sont précis!... Une nuit il est tiré du plus profond de son sommeil et croit rêver encore en voyant au chevet de son lit l'oncle Wladimir, qui lui paraît plus gigantesque encore que de coutume, fait comme un cauchemar, drapé dans un vaste cafetan couleur rouille, la moustache retombée et coiffé d'un extravagant bonnet de nuit dressé comme un bonnet persan, qui l'allonge jusqu'à n'en plus finir. Il tient à la main une lanterne sourde qu'il pose sur la table, près du lit, à côté de la montre de Cadio en repoussant un peu un sac de billes. La première pensée de Cadio c'est que sa mère est morte, ou malade; il va questionner Bielkowski, quand celui-ci pose un doigt sur ses lèvres et lui fait signe de se lever. En hâte l'enfant passe la robe de chambre qu'il revêt au sortir du bain, que son oncle a prise au dos d'une chaise et lui tend; tout cela, les sourcils roulés et d'un air à ne point plaisanter. Mais Cadio a si grande confiance en Wladi qu'il n'a pas peur un seul instant; il enfile ses pantoufles, et le suit fort intrigué par ses manières et, comme toujours, en appétit d'amusement.
Ils sortent dans le couloir; Wladimir avance gravement, mystérieusement, portant loin devant lui la lanterne; on dirait qu'ils accomplissent un rite ou qu'ils suivent une procession; Cadio chancelle un peu car il est encore ivre de rêves; mais la curiosité bientôt a nettoyé son cerveau. Devant la porte de sa mère, tous deux s'arrêtent un instant, prêtant l'oreille: pas un bruit; la maison dort. Arrivés sur le palier, ils entendent le ronflement d'un valet dont la chambre ouvre près du grenier. Ils descendent. Wladi pose des pieds de coton sur les marches; au moindre craquement il se retourne d'un air si furieux que Cadio a peine à ne pas rire. Il indique une marche en particulier, faisant signe de la franchir, aussi sérieusement que s'il y eût eu péril. Cadio ne gâte point son plaisir à se demander si ces précautions sont nécessaires, non plus que rien de ce qu'ils font; il se prête au jeu et, glissant le long de la rampe, franchit le degré... Il est si prodigieusement amusé par Wladi qu'il traverserait du feu pour le suivre.
Quand ils ont atteint le rez-de-chaussée, sur l'avant-dernière marche tous deux s'assoient pour souffler un instant; Wladi hoche la tête et fait entendre un petit soupir du nez, comme pour dire: ah! nous l'avons échappé belle. Ils repartent. Quelles précautions devant la porte du salon! La lanterne, qu'à présent tient Cadio, éclaire la pièce si bizarrement que l'enfant la reconnait à peine; elle lui paraît démesurée; un peu de lune glisse par l'entrebâillement d'un volet; tout baigne dans une tranquillité surnaturelle; on dirait un étang où l'on va jeter clandestinement l'épervier; et il reconnaît bien et à sa place chaque chose, mais, pour la première fois, il en comprend l'étrangeté.
Wladi s'approche du piano, l'entrouvre, caresse du bout du doigt quelques touches qui répondent très faiblement. Tout à coup le couvercle échappe et fait en retombant un boucan formidable (Lafcadio sursaute encore en y songeant). Wladi se précipite sur la lanterne, qu'il aveugle, puis s'écroule dans un fauteuil; Cadio glisse sous une table; tous deux restent longtemps dans le noir, sans remuer, aux écoutes... mais rien; rien n'a bougé dans la maison; au loin, un chien jappe à la lune. Alors, doucement, lentement, Wladi redonne un peu de lumière.
Dans la salle à manger, de quel air il tourne la clef du buffet! L'enfant sait bien que ce n'est là qu'un jeu, mais l'oncle y semble pris lui-même. Il renifle comme pour flairer où cela sent le meilleur; s'empare d'une bouteille de tokay; en verse deux petits verres où tremper des biscuits; il invite à trinquer, un doigt sur les lèvres; le cristal sonne imperceptiblement... La collation nocturne terminée, Wladi s'occupe à tout remettre en ordre, il va rincer avec Cadio les verres dans le baquet de l'office, les essuie, rebouche la bouteille, referme la boîte à biscuits, époussette méticuleusement les miettes, regarde une dernière fois le tout bien à sa place dans l'armoire... Ni vu, ni connu.
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