— Lafcadio! Mon ami... que je suis donc heureux de vous voir!
Ses cheveux soulevés flottaient et s'agitaient sur ses tempes; il semblait dilaté; il tenait un mouchoir à pois noirs à la main et s'éventait avec. — Vous êtes bien une des personnes que j'attendais le moins; mais celle au monde avec qui je souhaitais le plus pouvoir causer ce soir... C'est madame Carola qui vous a dit que j'étais ici?
— Quelle bizarre question!
— Ma foi! comme je viens de la rencontrer... Du reste, je ne suis pas sûr qu'elle m'ait vu.
— Carola! Elle est à Rome?
— Ne le saviez-vous pas?
— J'arrive de Sicile à l'instant et vous êtes la première personne que je vois ici. Je ne tiens pas à revoir l'autre.
— Elle m'a paru bien jolie.
— Vous n'êtes pas difficile.
— Je veux dire: bien mieux qu'à Paris.
— C'est de l'exotisme; mais si vous êtes en appétit...
— Lafcadio, de tels propos ne sont pas de mise entre nous.
Julius voulut prendre un air sévère, ne réussit qu'une grimace, puis reprit:
— Vous me voyez très agité. Je suis à un tournant de ma vie. J'ai la tête en feu et ressens à travers tout le corps une espèce de vertige, comme si j'allais 'évaporer. Depuis trois jours que je suis à Rome, appelé par un congrès de sociologie, je cours de surprise en surprise. Votre arrivée m'achève... Je ne me connais plus.
Il marchait à grands pas; il s'arrêta devant la table, saisit le flacon, versa sur son mouchoir un flot d'odeur, appliqua sur son front la compresse, l'y laissa.
— Mon jeune ami... vous permettez que je vous appelle ainsi... Je crois que je tiens mon nouveau livre! La manière, encore qu'excessive, dont vous me parlâtes, à Paris, de _L'Air des Cimes_, me laisse supposer qu'à celui-ci vous ne demeurerez pas insensible.
Ses pieds esquissèrent une sorte d'entrechat; le mouchoir tomba à terre; Lafcadio s'empressa pour le ramasser et tandis qu'il était courbé, il sentit la main de Julius doucement se poser sur son épaule comme avait fait précisément la main du vieux Juste-Agénor. Lafcadio souriait en se relevant.
— Voilà si peu de temps que je vous connais, dit Julius; mais ce soir je ne me retiens pas de vous parler comme à un...
Il s'arrêta.
— Je vous écoute comme un frère, monsieur de Baraglioul, reprit Lafcadio enhardi, — puisque vous voulez bien m'y inviter.
— Voyez-vous, Lafcadio, dans le milieu où je vis à Paris, parmi tous ceux que je fréquente: gens du monde, gens d'église, gens de lettres, académiciens, je ne trouve à vrai dire personne à qui parler; je veux dire: à qui confier les nouvelles préoccupations qui m'agitent. Car je dois vous avouer que, depuis notre première rencontre, mon point de vue a complètement changé.
— Allons, tant mieux! dit impertinemment Lafcadio.
— Vous ne sauriez croire, vous qui n'êtes pas du métier, combien une éthique erronée empêche le libre développement de la faculté créatrice. Aussi rien n'est plus éloigné de mes anciens romans que celui que je projette aujourd'hui. La logique, la conséquence, que j'exigeais de mes personnages, pour la mieux assurer je l'exigeais d'abord de moi-même; et cela n'était pas naturel. Nous vivons contrefaits, plutôt que de ne pas ressembler au portrait que nous avons tracé de nous d'abord: c'est absurde; ce faisant, nous risquons de fausser le meilleur.
Lafcadio souriait toujours, attendant venir et s'amusant à reconnaître l'effet lointain de ses premiers propos.
— Que vous dirais-je, Lafcadio? Pour la première fois je vois devant moi le champ libre... Comprenez-vous ce que veulent dire ces mots: le champ libre?... Je me dis qu'il l'était déjà; je me répète qu'il l'est toujours, et que seules jusqu'à présent, m'obligeaient d'impures considérations de carrière, de public, et de juges ingrats dont le poète espère en vain récompense. Désormais je n'attends plus rien que de moi. Désormais j'attends tout de moi; j'attends tout de l'homme sincère; et j'exige n'importe quoi; puisque aussi bien je pressens à présent les plus étranges possibilités en moi-même. Puisque ce n'est que sur le papier, j'ose leur donner cours. Nous verrons bien!
Il respirait profondément, rejetait l'épaule en arrière, soulevait l'omoplate à la manière presque d'une aile déjà, comme si l'étouffaient à demi de nouvelles perplexités. Il poursuivait confusément, à voix plus basse:
— Et puisqu'ils ne veulent pas de moi, ces Messieurs de l'Académie, je m'apprête à leur fournir de bonnes raisons de ne pas m'admettre; car ils n'en avaient pas. Ils n'en avaient pas.
Sa voix devenait brusquement presque aiguë, scandant ces derniers mots; il s'arrêtait, puis reprenait, plus calme:
— Donc, voici ce que j'imagine... Vous m'écoutez?
— Jusque dans l'âme, dit en riant toujours Lafcadio.
— Et me suivez?
— Jusqu'en enfer.
Julius humecta de nouveau son mouchoir, s'assit dans un fauteuil; en face de lui, Lafcadio se mit à fourchon sur une chaise:
— Il s'agit d'un jeune homme, dont je veux faire un criminel.
— Je n'y vois pas difficulté.
— Eh! eh! fit Julius, qui prétendait à la difficulté.
— Mais, romancier, qui vous empêche? et du moment qu'on imagine, d'imaginer tout à souhait?
— Plus ce que j'imagine est étrange, plus j'y dois apporter de motif et d'explication.
— Il n'est pas malaisé de trouver des motifs de crime.
— Sans doute... mais précisément, je n'en veux point. Je ne veux pas de motif au crime; il me suffit de motiver le criminel. Oui; je prétends l'amener à commettre gratuitement le crime; à désirer commettre un crime parfaitement immotivé.
Lafcadio commençait à prêter une oreille plus attentive.
— Prenons-le tout adolescent: je veux qu'à ceci se reconnaisse l'élégance de sa nature, qu'il agisse surtout par jeu, et qu'à son intérêt il préfère couramment son plaisir.
— Ceci n'est pas commun peut-être... hasarda Lafcadio.
— N'est-ce pas! dit Julius tout ravi. Ajoutons-y qu'il prend plaisir à se contraindre...
— Jusqu'à la dissimulation.
— Inculquons-lui l'amour du risque.
— Bravo! fit Lafcadio toujours plus amusé: S'il sait prêter l'oreille au démon de la curiosité, je crois que votre élève est à point.
Ainsi tour à tour bondissant et dépassant, puis dépassé, on eût dit que l'un jouait à saute-mouton avec l'autre:
Julius. — Je le vois d'abord qui s'exerce; il excelle aux menus larcins.
Lafcadio. — Je me suis maintes fois demandé comment il ne s'en commettait pas davantage. Il est vrai que les occasions ne s'offrent d'ordinaire qu'à ceux-là seuls, à l'abri du besoin, qui ne se laissent pas solliciter.
Julius. — A l'abri du besoin; il est de ceux-là, je l'ai dit. Mais ces seules occasions le tentent qui exigent de lui quelque habileté, de la ruse...
Lafcadio. — Et sans doute l'exposent un peu.
Julius. — Je disais qu'il se plaît au risque. Au demeurant il répugne à l'escroquerie; il ne cherche point à s'approprier, mais s'amuse à déplacer subrepticement les objets. Il y apporte un vrai talent d'escamoteur.
Lafcadio. — Puis l'impunité l'encourage...
Julius. — Mais elle le dépite à la fois. S'il n'est pas pris, c'est qu'il se proposait jeu trop facile.
Lafcadio. — Il se provoque au plus risqué.
Julius. — Je le fais raisonner ainsi...
Lafcadio. — êtes-vous bien sûr qu'il raisonne?
Julius, poursuivant. — C'est par le besoin qu'il avait de le commettre que se livre l'auteur du crime.
Lafcadio. — Nous avons dit qu'il était très adroit.
Julius. — Oui; d'autant plus adroit qu'il agira la tête froide. Songez donc: un crime que ni la passion, ni le besoin ne motive. Sa raison de commettre le crime, c'est précisément de le commettre sans raison.
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