– Peut-être qu'ils sont pauvres, dit Angèle.
– Nécessairement ! Mais comprenez-vous Paludes ? – Richard, sitôt sorti des bancs, a perdu son père, – un veuf. Il a dû travailler : il n'avait que peu de fortune, qu'un frère plus âgé lui a prise ; mais travailler à des besognes ridicules, songez donc ! celles qui ne rapportent que de l'argent ! dans les bureaux, de la copie à tant la page ! au lieu de voyager ! Il n'a rien vu ; sa conversation est devenue insipide ; il lit les journaux afin de pouvoir causer – quand il a le temps – toutes ses heures sont prises. – Il n'est pas dit qu'il pourra jamais rien faire d'autre avant de mourir. – Il a épousé une femme plus pauvre que lui, par dignité, sans amour. Elle s'appelle Ursule. – Ah ! je vous l'avais dit. – Ils ont fait du mariage un lent apprentissage de l'amour ; ils sont arrivés à s'aimer beaucoup, et à me le dire. Ils aiment beaucoup leurs enfants, les enfants les aiment beaucoup... il y a aussi la cuisinière. – Le dimanche soir tout le monde joue au loto... j'allais oublier la grand-mère ; – elle joue aussi, mais comme elle ne voit plus les jetons, on dit tout bas qu'elle compte pour du beurre. Ah ! Angèle ! Richard ! tout dans sa vie a été inventé pour boucher des trous, pour combler des lacunes trop creuses, – tout ! sa famille aussi. – Il est né veuf ; – ce sont chaque jour les mêmes pis-aller lamentables, les substituts de toutes les choses meilleures. – Et maintenant n'en pensez pas de mal, – il est extrêmement vertueux. D'ailleurs il se trouve heureux.
– Mais quoi ! vous sanglotez ? dit Angèle.
– Ne faites pas attention – c'est nerveux. – Angèle, chère amie, – ne trouvez-vous pas à la fin que notre vie manque de réelle aventure ?
– Qu'y faire ? – reprit-elle doucement – voulez-vous que tous deux nous partions pour un petit voyage ? – Tenez – samedi – n'avez-vous rien à faire ?
– Mais vous n'y songez pas, Angèle, – après-demain !
– Pourquoi pas ? Nous partirions de bon matin ensemble ; vous auriez dîné chez moi la veille – avec Hubert ; vous resteriez à coucher près de moi... Et maintenant, adieu, dit Angèle ; je m'en vais dormir ; il est tard et vous m'avez un peu fatiguée. – La bonne a préparé votre chambre. – Non, je ne resterai pas, chère amie, – pardonnez-moi ; je suis très excité. Avant de me coucher j'ai besoin de beaucoup écrire. A demain. Je rentre chez moi. »
Je voulais consulter mon agenda. Je partis en courant presque, d'autant plus qu'il pleuvait et que je n'avais pas de parapluie. Sitôt rentré j'écrivis, pour un jour d'une prochaine semaine, cette pensée, pas seulement à propos de Richard.
« Vertu des humbles – acceptation ; et cela leur va si bien, à certains, qu'on croit comprendre que leur vie est faite à la mesure de leur âme. Surtout ne pas les plaindre : leur état leur convient ; déplorable ! Ils ne s'aperçoivent plus de la médiocrité, sitôt que ce n'est plus une médiocrité de fortune. – Ce que je disais à Angèle en sursaut est pourtant vrai : les événements arrivent à chacun selon les affinités appropriatives. Chacun trouve ce qui lui convient. Donc si l'on se contente du médiocre que l'on a, l'on prouve qu'il est à votre taille et rien d'autre n'arrivera. Destinées faites sur mesure. Nécessité de faire craquer ses vêtements comme le platane ou l'eucalyptus, en s'agrandissant, ses écorces. »
« J'en écris beaucoup trop, me dis-je ; il suffisait de quatre mots – Mais je n'aime pas les formules. A présent, examinons la proposition prodigieuse d'Angèle. »
J'ouvris l'agenda au premier samedi, et sur la feuille de ce jour je pus lire :
« Tâcher de se lever à six heures. – Varier ses émotions.
– Écrire à Lucien et à Charles.
– Trouver l'équivalent du nigra sed formosa pour Angèle.
– Espérer que je pourrai finir Darwin.
– Rendre visites – à Laure (expliquer Paludes ), à Noémi, à Bernard ; – bouleverser Hubert (important).
– Vers le soir tâcher de passer sur le pont Solférino.
– Chercher des épithètes pour fongosités . » – C'était tout. Je repris la plume ; je biffai tout cela et j'écrivis simplement à sa place :
« Faire avec Angèle un petit voyage d'agrément. » Puis j'allai me coucher.
Table des matières
Jeudi .
Ce matin, après une nuit très agitée, je me levai un peu souffrant ; au lieu de mon bol de lait, pour varier, je pris un peu de tisane. Sur l'agenda la feuille était blanche ; – cela voulait dire : Paludes . Je garde ainsi pour le travail les jours où je n'ai rien avisé d'autre. J'écrivis toute la matinée. J'écrivis :
JOURNAL DE TITYRE
J'ai traversé de grandes landes, de vastes plaines, d'interminables étendues ; même en les collines très basses, la terre à peine soulevée y semblait encore endormie. J'aime errer au bord des tourbières ; des sentiers y sont faits où la terre tassée, moins spongieuse, est plus solide. Partout ailleurs le terrain cède et sous les pieds l'amas des mousses s'enfonce ; pleines d'eau les mousses sont molles ; des drainages secrets, par places, les assèchent ; il pousse alors dessus de la bruyère et une espèce de pin trapu ; il y rampe des lycopodes ; et l'eau par places est cantonnée en flaques brunes et croupies. J'habite les basfonds et ne songe pas trop à me hisser sur les collines, d'où je sais bien qu'on ne verrait rien d'autre. Je ne regarde pas au loin, bien que le ciel trouble ait son charme.
Parfois, à la surface des eaux croupies, s'étale une irisation merveilleuse, et les papillons les plus beaux n'ont rien de pareil sur leurs ailes ; la pellicule qui s'y diapre est formée de matières décomposées. Sur les étangs, la nuit éveille des phosphorescences, et les feux des marais qui s'élèvent semblent celles-là mêmes sublimées.
Marais ! qui donc raconterait vos charmes ? Tityre !
Nous ne montrerons pas ces pages à Angèle, pensai-je : Tityre y paraîtrait heureux.
Je pris encore ces quelques notes :
Tityre achète un aquarium ; il le place au milieu de sa chambre la plus verte et se réjouit à l'idée que tout le paysage du dehors s'y retrouve. Il n'y met que de la vase et de l'eau ; en la vase est un peuple inconnu qui se débrouille et qui l'amuse ; dans cette eau toujours trouble, où l'on ne voit que ce qui vient près de la vitre, il aime qu'une alternance de soleil et d'ombre y paraisse plus jaune et plus grise – lumières qui, venues par les fentes du volet clos, la traversent ; – Eaux toujours plus vivantes qu'il ne croyait ...
A ce moment Richard entra ; il m'invitait à déjeuner pour samedi. Je fus heureux de pouvoir lui répondre que précisément ce jour-là j'avais affaire en province. – Il parut très surpris et partit sans rien ajouter.
Je sortis, bientôt après, moi-même, après mon succinct déjeuner. J'allai voir Étienne qui corrigeait les épreuves de sa pièce. Il me dit que j'avais bien raison d'écrire Paludes , parce que, selon lui, je n'étais pas né pour les drames. Je le quittai. Dans la rue je croisai Roland qui m'accompagna chez Abel. Là je trouvai Claudius et Urbain les poètes ; ils étaient en train d'affirmer qu'on ne pouvait plus faire de drames ; chacun n'approuva pas les raisons que l'autre en donnait, mais ils s'accordèrent pour supprimer le théâtre. Ils me dirent aussi que je faisais bien de ne plus écrire de vers, parce que je les réussissais mal. Théodore entra, puis Walter que je ne peux pas sentir ; je sortis, Roland sortit avec moi. Sitôt dans la rue, je commençai :
« Quelle existence intolérable ! La supportez-vous cher ami ?
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