« Ah ! cher ami ! criai-je en l'embrassant, précisément quelle coïncidence ! J'allais penser à vous ce matin.
– Je viens, dit-il, vous demander un service – oh ! presque rien ; mais comme vous, vous n'avez rien à faire, j'ai pensé que vous pourriez me céder quelques instants ; – une simple signature à donner ; une présentation ; il me faut un parrain ; vous répondrez de moi ; – je vous expliquerai tout en route ; hâtons-nous : je dois être aux bureaux à dix heures »
J'ai horreur de paraître désœuvré ; je répondis :
« Heureusement il n'est pas neuf heures, nous avons le temps ; mais sitôt après, j'ai moi-même affaire au Jardin des Plantes.
– Ah ! Ah ! commença-t-il, vous allez voir les nouveaux...
– Non, cher Richard, interrompis-je avec une apparente aisance – je ne vais pas voir les gorilles ; il faut que j'aille étudier là-bas quelques variétés de petits potamogétons pour Paludes . »
Puis aussitôt j'en voulus à Richard de ma stupide réponse. Lui se tut, craignant notre ignorance. Je pensai : il devrait éclater de rire. Il n'ose pas. Sa pitié m'est insupportable. Évidemment il me trouve absurde. Il me cache ses sentiments pour m'empêcher d'en manifester à son égard de semblables. Mais nous savons que nous les avons. Nos réciproques estimes se maintiennent en respect, l'une contre l'autre accotée ; il n'ose pas m'enlever la sienne, craignant qu'aussitôt la mienne ne retombe. Il a pour moi des affabilités protectrices... Ah ! tant pis ; je raconte Paludes – et je commençai doucement :
« Comment va votre femme ? »
Richard aussitôt racontant tout seul continua :
« Ursule ? Ah ! la pauvre amie ! Ce sont ses yeux à présent qui sont fatigués – par sa faute ; – vous raconterai-je, cher ami ce que je n'aurais dit à personne ? – Mais je connais votre discrète amitié. – Voici l'histoire tout entière. Édouard, mon beau-frère, avait un grand besoin d'argent ; il fallait en trouver. Ursule savait tout, car Jeanne sa belle-sœur était venue la trouver le même jour. Donc mes tiroirs restaient à peu près vides, et pour payer la cuisinière il fallait priver Albert de ses leçons de violon. J'en étais désolé, car ce sont les seules distractions de sa longue convalescence. Je ne sais comment, la cuisinière eut vent de la chose ; cette pauvre fille nous est très attachée ; – vous la connaissez bien, c'est Louise. Elle vint nous trouver en pleurant, disant qu'elle se priverait de manger plutôt que de peiner Albert. Il n'y avait qu'à accepter, pour ne pas froisser cette brave fille ; mais je pris la résolution de me relever deux heures chaque nuit, lorsque ma femme me croit endormi, et de ramasser, à l'aide de quelques traductions d'articles anglais que je sais où placer, l'argent dont nous privions la bonne Louise.
« La première nuit tout alla bien ; Ursule dormait profondément. La seconde nuit, à peine étais-je installé, qui vois-je arriver ?... Ursule ! – Elle avait eu la même idée : pour payer Louise, elle préparait de petits écrans, qu'elle sait où placer ; – vous savez qu'elle possède un certain talent pour l'aquarelle... des choses charmantes, mon ami... Nous étions tous deux très émus, nous nous sommes embrassés en pleurant. J'ai vainement tâché de la persuader de se coucher, – elle qui est si vite fatiguée pourtant – elle n'a jamais voulu ; – elle m'a supplié, comme une preuve de l'amitié la plus grande, de la laisser travailler près de moi ; – j'ai dû consentir, – mais elle se fatigue. Nous faisons ainsi tous les soirs. Cela nous fait des veillées un peu longues – seulement nous avons trouvé inutile de nous coucher d'abord, puisque nous ne nous cachions plus l'un de l'autre.
– Mais c'est excessivement touchant, ce que vous me racontez là », m'écriai-je, – et je pensai : non, jamais je ne pourrai lui parler de Paludes ; au contraire – et je murmurai : « Cher Richard ! croyez que je comprends très bien vos tristesses – vous êtes vraiment bien malheureux.
– Non, mon ami, me dit-il, je ne suis pas malheureux. Peu de choses me sont accordées, mais j'ai fait mon bonheur de peu de choses ; croyez-vous que je vous aie raconté pour vous apitoyer, mon histoire ? – Autour de soi l'amour et l'estime, le travail près d'Ursule le soir... je ne changerais pas ces joies... »
Il y eut un assez long silence, je demandai : « Et les enfants ?
– Pauvres enfants ! dit-il, voilà pourtant bien qui m'attriste : ce qu'il leur faudrait, c'est le grand air, les jeux au soleil ; on s'étiole dans ces pièces trop étroites. Moi, cela m'est égal ; je suis vieux ; j'ai pris mon parti de ces choses – mais mes enfants ne sont pas joyeux et j'en souffre.
– Il est vrai, repartis-je, que chez vous cela sent un peu le renfermé ; – mais quand on ouvre trop la fenêtre les odeurs de la rue montent toutes... Enfin, il y a le Luxembourg... C'est même le sujet de.. » Mais aussitôt je pensai : Non, décidément je ne peux pas lui parler de Paludes , – et j'eus l'air, en fin d'aparté, de tomber dans une méditation profonde.
Au bout d'un peu de temps, j'allais éperdument demander des nouvelles de la grand-mère, quand Richard me fit signe que nous étions arrivés.
« Hubert est déjà là, dit-il. – Au fait je ne vous ai rien expliqué... il me fallait deux garants, – tant pis, – vous comprendrez – on lira les papiers.
– Je crois que vous vous connaissez – ajouta Richard, comme je serrais la main de mon grand ami. Celui-ci commen çait déjà : « Eh bien ! et Paludes ? » – je lui serrai la main plus fort et à voix basse « Chut ! fis-je ; pas maintenant ! tantôt tu me suivras ; nous causerons. »
Et sitôt les papiers signés, ayant pris congé de Richard, Hubert et moi nous nous acheminâmes. – Un cours d'accouchement pratique l'appelait précisément du côté du Jardin des Plantes.
« Eh bien, commençai-je – voilà : Tu te souviens des macreuses ; – Tityre en tuait quatre, disais-je. Du tout ! – il ne peut pas : la chasse est défendue. Aussitôt de venir un prêtre : l'Église, dit-il à Tityre, eût avec bien de la tristesse vu Tityre manger des sarcelles ; c'est un gibier peccamineux ; on ne sait trop se mettre en garde ; le péché nous attend partout ; dans le doute autant l'abstinence ; – préférons la macération ; – l'Église en connaît d'excellentes et dont l'efficace est certaine. – Oserai-je conseiller un frère : – mangez, mangez des vers de vase.
« Sitôt le prêtre parti, c'est un médecin qui s'amène : Vous alliez manger des sarcelles ! mais ne saviez-vous pas que c'est très dangereux ! Dans ces marais la fièvre maligne est à craindre ; il faut adapter votre sang ; similia similibus , Tityre ! mangez des vers de vase ( lumbriculi limosi ) – l'essence des marais s'y concentre et c'est de plus un aliment fort nourrissant.
– Pouah ! fit Hubert.
– N'est-ce pas ? repartis-je ; et tout cela c'est affreusement faux ; tu penses bien qu'il n'y a là qu'une question de garde : chasse ! Mais le plus étonnant, – c'est que Tityre y goûte ; au bout de peu de jours il s'y fait ; il va les trouver excellents. – Dis ! est-il répugnant, Tityre !?
– C'est un bienheureux, dit Hubert.
– Alors, parlons d'autres choses », m'écriai-je – impatienté. Et me souvenant tout à coup que je devais m'inquiéter des rapports d'Hubert et d'Angèle, je tâchai de l'inciter à parler :
« Quelle monotonie ! recommençai-je – après un silence. Pas un événement ! – Il faudrait tâcher de remuer un peu notre existence. Mais on n'invente pas ses passions ! – D'ailleurs je ne connais qu'Angèle ; – elle et moi nous ne nous sommes jamais aimés d'une façon bien décisive : – Ce que je lui dirai ce soir, j'aurais aussi bien pu le lui dire la veille ; il n'y a pas d'acheminement... »
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