– Mais, du reste, je puis repasser.
– Non, non, pourquoi vous déranger ainsi ? Vous êtes un homme de bon sens... Allons, Rodia, ne retiens pas ce monsieur ; tu vois bien qu’il attend. » Il s’apprêtait fort sérieusement à diriger la main de son ami...
« Laisse, je le ferai tout seul... », fit l’autre ; il prit la plume et signa sur le registre. Le garçon de recette compta l’argent et s’en alla.
« Bravo, et maintenant, frère, veux-tu manger ?
– Je veux bien, répondit Raskolnikov.
– Vous avez de la soupe ?
– Il en reste d’hier, répondit Nastassia.
– De la soupe au riz et aux pommes de terre ?
– Oui.
– J’en étais sûr. Apporte-nous-en et du thé aussi.
– Bon. »
Raskolnikov contemplait cette scène avec une profonde surprise et une sorte de frayeur hébétée. Il décida de garder le silence dans l’attente des événements. « Il me semble que je ne délire pas, songeait-il, tout cela m’a l’air d’être bien réel... »
Deux minutes plus tard, Nastassia revenait avec la soupe et annonçait qu’on allait avoir le thé dans un instant. Elle avait monté avec la soupe deux cuillers, deux assiettes et, chose qui ne s’était vue depuis longtemps, tout le couvert, le sel, le poivre, la moutarde pour manger avec le bœuf, etc. La nappe même était propre.
« Nastassiouchka, Prascovia Pavlovna ne ferait pas mal de nous envoyer deux petites bouteilles de bière. Nous en viendrons bien à bout.
– Tu te soignes bien, toi », marmotta la servante, en partant faire la commission.
Raskolnikov continuait à observer ce qui se passait autour de lui de toute son attention inquiète et tendue. Cependant, Rasoumikhine était venu s’installer à ses côtés sur le divan ; il lui avait entouré le cou de son bras gauche avec une maladresse d’ours et, bien que l’autre pût parfaitement soulever la tête, s’était mis à lui porter à la bouche, de la main droite, des cuillerées de soupe, après avoir soufflé dessus pour éviter de le brûler. Mais le potage était à peine tiède. Raskolnikov absorba avidement une cuillerée puis une seconde, une troisième. Rasoumikhine s’arrêtant brusquement déclara que, pour la suite, il lui fallait consulter Zossimov.
Sur ces entrefaites, Nastassia apporta les deux bouteilles de bière.
« Veux-tu du thé ?
– Oui.
– Va vite chercher le thé, Nastassia, car, en ce qui concerne ce breuvage, m’est avis que nous pouvons nous passer des ordonnances de la Faculté ! Ah ! voilà la bière. » Il alla se rasseoir sur sa chaise, approcha la soupière et le plat de bœuf et se mit à dévorer avec autant d’appétit que s’il n’avait pas mangé depuis trois jours.
« Maintenant, ami Rodia, je dîne ainsi chez vous tous les jours, marmotta-t-il la bouche pleine. C’est Pachenka, ton aimable logeuse, qui me traite. Moi, naturellement, je la laisse faire sans protester. Mais voilà Nastassia qui arrive avec le thé ; en voilà une fille leste. – Nastenka, veux-tu un petit verre de bière ?
– Tu te moques de moi !
– Et du thé ?
– Du thé, je ne dis pas...
– Sers-toi, ou plutôt, attends, je vais te servir moi-même, mets-toi à table. »
Il entra aussitôt dans son rôle d’amphitryon, lui versa une tasse de thé, puis une seconde. Ensuite, il laissa là son déjeuner et alla se rasseoir sur le divan. Il entoura de nouveau la tête du malade de son bras, le souleva et se mit à lui faire boire du thé au moyen d’une petite cuiller, après avoir soufflé dessus aussi soigneusement que si c’était là le point essentiel et miraculeusement salutaire de tout le traitement.
Raskolnikov se laissait faire en silence, quoiqu’il se sentît assez fort pour se soulever, s’asseoir sur le divan sans le secours de personne, tenir la cuiller, la tasse et même marcher ; mais, par une sorte de ruse, étrange et instinctive, l’idée lui était venue de feindre momentanément la faiblesse et de simuler même une sorte d’hébétement, tout en ayant l’œil et l’oreille aux aguets. Du reste, il ne put contenir son dégoût ; après avoir avalé une dizaine de cuillerées de thé, il dégagea sa tête d’un brusque mouvement, repoussa capricieusement la cuiller et se laissa retomber sur son oreiller (il dormait en effet maintenant sur de vrais oreillers bourrés de duvet et garnis de taies bien blanches). Il nota ce détail et en fut intrigué.
« Il faut que Pachenka nous envoie aujourd’hui même de la confiture de framboises pour lui en faire un sirop, dit Rasoumikhine, en reprenant sa place, et en se remettant à son repas interrompu.
– Et où prendra-t-elle des framboises ? » demanda Nastassia, qui tenait sa soucoupe dans sa main entre ses doigts écartés et buvait son thé en le faisant filtrer goutte à goutte à travers le morceau de sucre qu’elle avait mis dans sa bouche.
« Elle en prendra, ma chère, à la boutique, tout simplement. Vois-tu, Rodia, il s’est passé ici toute une histoire pendant ta maladie. Lorsque tu t’es sauvé de chez moi, comme un voleur, sans me donner ton adresse, j’ai été pris d’une telle colère que j’ai résolu de te retrouver pour me venger de toi. Je me suis mis aussitôt en campagne. Ce que j’ai pu courir, questionner ! Ton adresse actuelle, je l’avais oubliée, ou plutôt je crois que je ne l’avais jamais sue. Quant à ton ancien logement, je me souvenais seulement qu’il était situé aux Cinq-Coins dans la maison Kharlamov. Ce que j’ai pu chercher ! Or, en fin de compte, ce n’était pas du tout la maison Kharlamov, mais la maison Buch. Voilà comment on s’embrouille parfois avec les noms ! J’étais furieux. Le lendemain, je m’en vais à tout hasard au bureau des adresses et figure-toi qu’au bout de deux minutes on me donnait la tienne. Tu y es inscrit.
– Moi, inscrit ?
– Je crois bien, et cependant ils n’ont pas pu donner l’adresse du général Kobelev qu’on leur a demandée pendant que j’y étais. Alors, voilà, j’abrège. À peine suis-je arrivé ici que j’ai été initié à toutes tes affaires, oui, mon ami, à toutes. Je sais tout, Nastassia peut te le dire : j’ai fait la connaissance de Nicodème Fomitch ; on m’a montré Ilia Petrovitch ; je suis entré en rapport avec le concierge, avec M. Zamiotov, Alexandre Grigorevitch, le secrétaire, et enfin avec Pachenka : cela, c’est le bouquet, tu peux demander à Nastassia.
– Tu l’as enjôlée, murmura la servante avec un sourire malin.
– Vous devriez plutôt sucrer votre thé que de le boire ainsi, Nastassia Nikiphorovna 1.
– Hé, toi, malappris ! cria soudain Nastassia, et elle partit d’un éclat de rire ; je m’appelle Petrovna et non Nikiphorovna, ajouta-t-elle quand elle se fut calmée.
– Nous en prendrons bonne note ; donc, eh bien, voilà, frère, pour être bref, je voulais user de grands moyens pour anéantir d’un seul coup tous ces préjugés, les couper à la racine, mais Pachenka a eu raison de mes velléités. Je ne m’attendais pas, je te l’avoue, mon ami, à la trouver si... avenante... tu dis ? Qu’en penses-tu ? »
Raskolnikov ne répondait pas, mais continuait à le fixer de son regard angoissé.
« Oui, elle l’est même extrêmement, continua Rasoumikhine sans paraître troublé de ce silence et comme s’il acquiesçait à la réponse de son ami ; elle est même fort bien sous tous les rapports.
– Voyez-vous cet animal, cria encore Nastassia que tout ce monologue paraissait plonger dans une jubilation extraordinaire.
– Le malheur, mon cher, c’est que tu t’y es mal pris dès le début. Ce n’est pas ainsi qu’il fallait procéder avec elle. Elle a, comment dire, un caractère plein d’imprévu. Du reste, nous y reviendrons plus tard. Mais, comment, par exemple, as-tu pu l’amener à te couper les vivres ? Et ce billet ! Il faut que tu aies perdu la raison pour l’avoir signé, ou encore ce projet de mariage du vivant de Nathalie Egorovna. Je suis au courant de tout. Je vois d’ailleurs que je touche là un point délicat : je ne suis qu’un âne, excuse-moi. Mais, à propos de sottise, ne trouves-tu pas Prascovia Pavlovna beaucoup moins bête qu’elle ne le paraît à première vue ?
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