Il arriva au quatrième, voici la porte et puis l’appartement d’en face, vide celui-là, selon toute apparence ; l’appartement du troisième, qui se trouvait au-dessous de celui de la vieille, l’était également, la carte de visite clouée sur la porte avait été enlevée – les locataires avaient dû déménager...
Raskolnikov étouffait, il hésita une seconde. « Ne ferais-je pas mieux de m’en retourner ? » Mais il ne s’arrêta pas à cette question et se mit aux écoutes. Un silence de mort régnait dans l’appartement de la vieille. Le jeune homme tourna son attention vers l’escalier, il resta un moment immobile et attentif au moindre bruit.
Enfin, il jeta un dernier coup d’œil autour de lui et tâta de nouveau sa hache. « Ne suis-je pas pâle ?... très pâle, se demanda-t-il, et trop ému ? Elle est méfiante, peut-être faudrait-il attendre... que... mon cœur s’apaise ?... » Mais ses battements précipités ne se calmaient pas, au contraire, ils devenaient de plus en plus violents... Il n’y put tenir davantage ; avançant lentement la main vers le cordon de la sonnette, il le tira. Au bout d’une demi-minute il recommença et cette fois plus fort.
Pas de réponse. Carillonner en vain ne rimait à rien, c’eût été une maladresse. La vieille était certainement chez elle, mais elle était soupçonneuse et devait se trouver seule. Il commençait à connaître ses habitudes ;... il appliqua de nouveau l’oreille contre la porte. Ses sens étaient-ils particulièrement aiguisés (ce qui est difficile à admettre) ou le bruit aisément perceptible ? Toujours est-il qu’il entendit distinctement une main se poser, avec précaution, sur le bouton de la porte et un frôlement de robe contre le battant ; quelqu’un se livrait à l’intérieur exactement au même manège que lui sur le palier.
Le jeune homme remua exprès et marmotta quelque chose à mi-voix pour n’avoir pas l’air de se cacher, puis il sonna pour la troisième fois, doucement, posément, sans que son coup de sonnette trahît la moindre impatience ; cette minute devait lui laisser un souvenir ineffaçable ; quand plus tard il l’évoquait avec une netteté incroyable, il ne pouvait comprendre comment il avait pu déployer tant de ruse, d’autant plus que son intelligence paraissait s’éteindre par moments et que son corps était presque paralysé... Une minute plus tard il entendait tirer le verrou.
1 Deux archines huit verchoks : Une archine : 0,71 m ; un verchok : environ 4,4 cm.
2 Tchin : Fonctionnaires de l’État.
3 Le jardin Ioussoupov : Dostoïevski habita près de ce jardin au retour du long séjour à l’étranger qu’il fit avec sa seconde femme, Anna Grigorievna.
4 Le jardin Michel : Ce qui n’aurait fait qu’un vaste jardin de tout un quartier de Pétersbourg. Le palais Michel fut construit par Paul Ier dans le style de la Renaissance. Il y vécut la dernière année de sa vie et y fut assassiné en 1801. En 1819, le palais désaffecté fut attribué à l’École du Génie militaire et devint l’« Institut des Ingénieurs ». Dostoïevski y fit ses études et y resta six ans.
5 Les condamnés qu’on mène au supplice... : Dostoïevski compromis dans le complot de Petrachevski, fut condamné à mort et conduit avec ses camarades sur le lieu de l’exécution. Là leur peine fut commuée en travaux forcés. Dans plusieurs de ses œuvres, il fait allusion à cet épisode tragique et retrace les impressions d’un homme qui croit vivre ses derniers instants.
Comme à sa précédente visite, il vit la porte s’entrebâiller et par l’étroite ouverture deux yeux perçants, apparus dans l’ombre, le fixer avec méfiance.
À ce moment le sang-froid l’abandonna et il commit une faute qui faillit tout gâter.
Craignant que la vieille ne fût prise de peur à l’idée de se trouver seule avec un visiteur dont l’aspect n’était pas pour la rassurer, il saisit la porte et la tira à lui pour que la vieille ne s’avisât pas de la refermer. L’usurière voyant cela ne fit pas un geste, mais elle ne lâcha pas non plus le bouton de la serrure, si bien qu’elle faillit être projetée sur le palier. Comme elle s’obstinait à rester debout sur le seuil et ne voulait point lui livrer passage, il marcha droit sur elle ; effrayée elle fit un saut en arrière et voulut parler, mais elle ne put prononcer un seul mot et continua à regarder le jeune homme avec de grands yeux.
« Bonjour, Alena Ivanovna », commença-t-il, du ton le plus dégagé qu’il put prendre. Mais ses efforts étaient vains, sa voix était entrecoupée, ses mains tremblaient. « Je vous... ai apporté... un objet... entrons plutôt pour en juger... il faut l’examiner à la lumière... »
Sans attendre qu’on l’invitât à entrer, il pénétra dans la pièce. La vieille courut derrière lui, sa langue s’était déliée.
« Seigneur, mais que voulez-vous ?... Qui êtes-vous ? Que vous faut-il ?
– Voyons, Alena Ivanovna... vous me connaissez bien... Raskolnikov... Tenez, je vous apporte le gage dont je vous ai parlé l’autre jour. » Il lui tendait l’objet.
La vieille jeta un coup d’œil sur le paquet puis parut se raviser ; elle releva les yeux et fixa l’intrus. Elle le considérait d’un regard perçant, irrité, soupçonneux. Une minute passa. Raskolnikov crut même remarquer une lueur de moquerie dans ses yeux, comme si elle avait tout deviné.
Il sentait qu’il perdait la tête, qu’il avait presque peur, si peur même que si cette inquisition muette se prolongeait une demi-minute de plus, il prendrait la fuite.
« Mais qu’avez-vous à me regarder comme si vous ne me reconnaissiez pas ? s’écria-t-il tout à coup, en se fâchant à son tour. Si vous voulez cet objet, prenez-le, s’il ne vous convient pas, c’est bien, je m’adresserai ailleurs, je n’ai pas de temps à perdre. »
Ces paroles lui échappaient malgré lui, mais ce langage résolu sembla tirer la vieille de son inquiétude.
« Mais aussi, mon ami, tu viens à l’improviste... Qu’est-ce que tu as là ? demanda-t-elle en regardant le gage.
– Un porte-cigarettes en argent, je vous en ai parlé la dernière fois. » Elle tendit la main.
« Mais pourquoi êtes-vous si pâle ? Vos mains tremblent, vous êtes malade, mon petit ?
– C’est la fièvre, fit-il, la voix entrecoupée ; comment ne pas être pâle quand on n’a rien à manger ? » ajouta-t-il, non sans peine.
Ses forces l’abandonnaient de nouveau ; mais sa réponse parut vraisemblable, la vieille lui prit le gage des mains.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle en soupesant l’objet ; elle le fixait encore d’un long regard perçant.
« Un objet... un porte-cigarettes... en argent... regardez.
– Tiens, mais on dirait que ce n’est pas de l’argent... Oh ! comme il l’a ficelé ! »
Elle s’approchait de la lumière (toutes ses fenêtres étaient closes malgré la chaleur étouffante) et pendant qu’elle s’efforçait de défaire le paquet, elle lui tourna le dos, et cessa un instant de s’occuper de lui.
Il déboutonna alors son pardessus, dégagea la hache du nœud coulant, mais sans la retirer entièrement ; il se borna à la retenir de sa main droite, sous son vêtement. Une faiblesse terrible envahissait ses mains ; il les sentait d’instant en instant s’engourdir davantage. Il craignait de laisser échapper la hache... Soudain, la tête commença à lui tourner.
« Mais comment a-t-il ficelé cela ? – c’est tout emmêlé », fit la vieille agacée, en faisant un mouvement dans la direction de Raskolnikov.
Il n’y avait plus une seconde à perdre ; il retira la hache de dessous son pardessus, l’éleva à deux mains et d’un geste mou, presque machinal, la laissa retomber sur la tête de la vieille.
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