En publiant la première édition de notre travail, nous citâmes en épigraphe la phrase célèbre de madame de Staël, relative à Faust : « Il fait réfléchir sur tout et sur quelque chose de plus que tout. » À mesure que Gœthe poursuivait son œuvre, cette pensée devenait plus vraie encore. Elle signale à la fois le défaut et la gloire de cette noble entreprise. En effet, on peut dire qu’il a fait sortir la poésie de son domaine, en la précipitant dans la métaphysique la plus aventureuse. L’art a toujours besoin d’une forme absolue et précise, au delà de laquelle tout est trouble et confusion. Dans le premier Faust , cette forme existe pure et belle, la pensée critique en peut suivre tous les contours, et la tendance vers l’infini et l’impossible, vers ce qui est au delà de tout, n’est là que le rayonnement des fantômes lumineux évoqués par le poëte.
Mais quelle forme dramatique, quelles strophes et quels rhythmes seront capables de contenir ensuite des idées que les philosophes n’ont exposées jamais qu’à l’état de rêves fébriles ? Comme Faust lui-même decendant vers les Mères , la muse du poëte ne sait où poser le pied, et ne peut même tendre son vol, dans une atmosphère où l’air manque, plus incertain que la vague et plus vide encore que l’éther. Au delà des cercles infernaux du Dante, descendant à un abîme borné ; au delà des régions splendides de son paradis catholique, embrassant toutes les sphères célestes, il y a encore plus loin et plus loin le vide, dont l’œil de Dieu même ne peut apercevoir la fin. Il semble que la Création aille toujours s’épanouissant dans cet espace inépuisable, et que l’immortalité de l’intelligence suprême s’emploie à conquérir toujours cet empire du néant et de la nuit.
Cet infini toujours béant, qui confond la plus forte raison humaine, n’effraye point le poëte de Faust ; il s’attache à en donner une définition et une formule ; à cette proie mobile il tend un filet visible mais insaisissable, et toujours grandissant comme elle. Bien plus, non content d’analyser le vide et l’inexplicable de l’infini présent, il s’attaque de même à celui du passé. Pour lui, comme pour Dieu sans doute, rien ne finit, ou du moins rien ne se transforme que la matière, et les siècles écoulés se conservent tout entiers à l’état d’intelligences et d’ombres, dans une suite de régions concentriques, étendues à l’entour du monde matériel. Là, ces fantômes accomplissent encore ou rêvent d’accomplir les actions qui furent éclairées jadis par le soleil de la vie, et dans lesquelles elles ont prouvé l’individualité de leur âme immortelle. Il serait consolant de penser, en effet, que rien ne meurt de ce qui a frappé l’intelligence, et que l’éternité conserve dans son sein une sorte d’histoire universelle, visible par les yeux de l’âme, synchronisme divin, qui nous ferait participer un jour à la science de Celui qui voit d’un seul coup d’œil tout l’avenir et tout le passé.
Le docteur Faust, présenté par l’auteur comme le type le plus parfait de l’intelligence et du génie humain, sachant toute science, ayant pensé toute idée, n’ayant plus rien à apprendre ni à voir sur la terre, n’aspire plus qu’à la connaissance des choses surnaturelles, et ne peut plus vivre dans le cercle borné des désirs humains. Sa première pensée est donc de se donner la mort ; mais les cloches et les chants de Pâques lui font tomber des mains la coupe empoisonnée. Il se souvient que Dieu a défendu le suicide, et se résigne à vivre de la vie de tous, jusqu’à ce que le Seigneur daigne l’appeler à lui. Triste et pensif, il se promène avec son serviteur, le soir de Pâques, au milieu d’une foule bruyante, puis dans la solitude de la campagne déserte, aux approches du soir. C’est là que ses aspirations s’épanchent dans le cœur de son disciple ; c’est là qu’il parle des deux âmes qui habitent en lui, dont l’une voudrait s’élancer après le soleil qui se retire, et dont l’autre se débat encore dans les liens de la terre. Ce moment suprême de tristesse et de rêverie est choisi par le diable pour le tenter. Il se glisse sur ses pas sous la forme d’un chien, s’introduit dans sa chambre d’étude, et le distrait de la lecture de la Bible, où le docteur veut puiser encore des consolations. Se révélant bientôt sous une autre forme et profitant de la curiosité sublime de Faust, il vient lui offrir toutes les ressources magiques et surnaturelles dont il dispose, voulant lui escompter, pour ainsi dire, les merveilles de la vie future, sans l’arracher à l’existence réelle. Cette perspective séduit le vieux docteur, trop fort de pensée, trop hardi et trop superbe pour se croire perdu à tout jamais par ce pacte avec le démon. Celui dont l’intelligence voudrait lutter avec Dieu lui-même saura bien se tirer plus tard des pièges de l’esprit malin. Il accepte donc le pacte que lui accorde le secours des esprits et toutes les jouissances de la vie matérielle, jusqu’à ce que lui-même s’en soit lassé et dise à sa dernière heure : « Viens à moi, tu es si belle ! » Une si large concession le rassure tout à fait, et il consent enfin à signer ce marché de son sang. On peut croire qu’il ne fallait rien de moins pour le séduire ; car le diable lui-même sera bientôt embarrassé des fantaisies d’une volonté infatigable. Heureusement pour lui, le vieux savant, enfermé toute sa vie dans son cabinet, ne sait rien des joies du monde et de l’existence humaine, et ne les connaît que par l’étude, et non par l’expérience. Son cœur est tout neuf pour l’amour et pour la douleur, et il ne sera pas difficile peut-être de l’amener bien vite au désespoir en agitant ses passions endormies. Tel paraît être le plan de Méphistophélès, qui commence par rajeunir Faust au moyen d’un philtre ; sûr, comme il le dit, qu’avec cette boisson dans le corps, la première femme qu’il rencontrera va lui sembler une Hélène.
En effet, en sortant de chez la sorcière qui a préparé le philtre, Faust devient amoureux d’une jeune fille nommée Marguerite, qu’il rencontre dans la rue. Pressé de réussir, il appelle Méphistophélès au secours de sa passion, et cet esprit, qui devait, une heure auparavant, l’aider dans de sublimes découvertes et lui dévoiler le tout et le plus que tout , devient pour quelque temps un entremetteur vulgaire, un Scapin de comédie, qui remet des bijoux, séduit une vieille compagne de Marguerite, et tente d’écarter les surveillants et les fâcheux. Son instinct diabolique commence à se montrer seulement dans la nature du breuvage qu’il remet à Faust pour endormir la mère de Marguerite, et par son intervention monstrueuse dans le duel de Faust avec le frère de Marguerite. C’est au moment où la jeune fille succombe sous la clameur publique, après ce tableau de sang et de larmes, que Méphistophélès enlève son compagnon et le transporte au milieu des merveilles fantastiques d’une nuit de sabbat, afin de lui faire oublier le danger que court sa maîtresse. Une apparition non prévue par Méphistophélès réveille le souvenir dans l’esprit de Faust, qui oblige le démon à venir avec lui au secours de Marguerite déjà condamnée et renfermée dans une prison. Là se passe cette scène déchirante et l’une des plus dramatiques du théâtre allemand, où la pauvre fille, privée de raison, mais illuminée au fond du cœur par un regard de la mère de Dieu qu’elle avait implorée, se refuse à ce secours de l’enfer, et repousse son amant, qu’elle voit par intuition abandonné aux artifices du diable. Au moment où Faust veut l’entraîner de force, l’heure du supplice sonne ; Marguerite invoque la justice du ciel, et les chants des anges risquent de faire impression sur le docteur lui-même ; mais la main de Méphistophélès l’arrête à ce douloureux spectacle et à cette divine tentation.
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