– Chut ! chut ! monsieur Sikes, dit le juif tout tremblant ; ne parlez pas si haut.
– Ne m’appelez pas monsieur, répondit le bandit ; c’est signe que vous machinez quelque chose contre moi. Vous savez mon nom, n’est-ce pas ? Je ne le déshonorerai pas quand le moment sera venu.
– C’est bien, c’est bien, Guillaume Sikes, dit le juif avec une humilité abjecte ; vous avez l’air de mauvaise humeur, Guillaume.
– Peut-être bien ; répondit Sikes ; il me semble que vous êtes aussi, vous, passablement hors des gonds, quand vous jetez des pots de bière à la tête des gens, à moins que vous n’y voyiez pas plus de mal qu’à dénoncer et à…
– Êtes-vous fou ? » dit le juif en tirant l’homme par la manche et en montrant du doigt les jeunes garçons.
M. Sikes se contenta de faire le geste d’un homme qui a autour du cou un nœud coulant, et pencha sa tête sur son épaule droite, pantomime muette que le juif parut comprendre parfaitement.
Puis en termes d’argot dont sa conversation était sans cesse émaillée, mais qu’il est inutile de citer parce qu’ils seraient inintelligibles pour le lecteur, il demanda un verre de liqueur.
« Et surtout ayez soin de n’y pas mettre de poison, » ajouta-t-il en posant son chapeau sur la table.
Il disait cela en plaisantant ; mais s’il eût pu voir le juif se mordre les lèvres avec un infernal sourire, en se dirigeant vers le buffet, il eût pensé que la précaution, n’était pas tout à fait inutile, et que le facétieux vieillard pourrait bien céder à l’envie de perfectionner l’industrie du distillateur.
Après avoir avalé deux ou trois verres de liqueur, M. Sikes eut la bonté de faire attention aux jeunes apprentis ; et cette gracieuseté de sa part amena une conversation dans laquelle la cause et les circonstances de l’arrestation d’Oliver furent rapportées tout au long, avec les modifications et les embellissements que le Matois crut opportun d’y mêler.
« J’ai peur, dit le juif, qu’il ne parle et ne nous mette tous dans l’embarras.
– C’est assez probable, répondit Sikes avec un malicieux sourire. Vous voilà dans de beaux draps, Fagin.
– Et j’ai peur, voyez-vous, ajouta le juif, sans faire attention à l’interruption, et en regardant son interlocuteur dans le blanc des yeux, j’ai peur que, si la danse commence pour nous, elle ne commence aussi pour d’autres ; votre affaire pourrait bien être encore plus mauvaise que la mienne, mon cher. »
L’homme tressaillit et se tourna vers le juif d’un air menaçant ; mais celui-ci s’enfonça la tête dans les épaules, et ses yeux errèrent au hasard sur le mur placé en face de lui.
Il y eut un long silence : chacun des membres de cette respectable association semblait absorbé par ses propres réflexions, sans excepter le chien, qui se léchait les babines d’un air sournois, et avait l’air de méditer une attaque contre les jambes de la première personne qu’il rencontrerait dans la rue.
« Il faudrait que quelqu’un s’informât de ce qui s’est passé au bureau de police, » dit M. Sikes, d’un ton beaucoup plus bas que celui qu’il avait pris depuis son arrivée.
Le juif fit un signe de tête d’assentiment.
« S’il n’a pas jasé, et s’il est sous clef, il n’y a rien à craindre jusqu’à ce qu’il soit relâché, dit M. Sikes, et alors on en aura soin. Il faut retrouver sa piste d’une façon ou d’une autre. »
Le juif fit un nouveau signe de tête approbatif.
Cette manière d’agir était évidemment la meilleure, mais malheureusement un grave obstacle s’opposait à ce qu’on l’adoptât ; cet obstacle n’était autre que l’antipathie violente et profondément enracinée du Matois, de Charlot Bates, de Fagin et de M. Guillaume Sikes pour le bureau de police, et la répulsion qu’ils éprouvaient à aller rôder aux alentours sous n’importe quel motif.
Il serait difficile de dire combien de temps ils restèrent sans parler, à se regarder les uns les autres, dans un état d’indécision qui n’avait rien d’agréable ; au reste, il serait superflu de faire aucune supposition à cet égard : car l’arrivée soudaine des deux jeunes femmes qu’Oliver avait vues précédemment fit reprendre le cours de la conversation.
«Voilà bien l’affaire ! dit le juif. Betty ira : n’est-ce pas, ma chère ?
– Où ? demanda la jeune dame.
– Rien qu’au bureau de police, ma chère Betty, » dit le juif d’une voix caressante.
Il faut rendre à la jeune dame cette justice qu’elle ne refusa pas positivement d’y aller, mais qu’elle se borna à déclarer nettement qu’elle aimerait mieux aller au diable ; manière polie et délicate d’éluder la demande, et qui atteste chez la jeune dame ce sentiment exquis des convenances qui nous fait éviter de contrarier notre prochain par un refus direct et formel.
La figure du juif s’assombrit ; il ne s’adressa plus à Betty, qui avait une toilette éclatante, pour ne pas dire splendide, une robe rouge, des bottines vertes et des papillotes jaunes, mais à sa compagne.
« Et vous, Nancy ? dit-il d’un air engageant ; qu’en dites-vous, ma chère ?
– Que ça ne prend pas avec moi, répondit-elle ; ainsi, Fagin, inutile d’insister.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? fit M. Sikes en la regardant d’un air sombre.
– C’est comme je le dis, Guillaume, répondit tranquillement la dame.
– Bah ! tu es justement la personne qui convient, reprit Sikes ; personne ne te connaît dans le quartier.
– Et comme je ne me soucie pas qu’on m’y connaisse, répondit Nancy avec le même calme, je refuse net, Guillaume.
– Elle ira, Fagin, dit Sikes.
– Non, Fagin, elle n’ira pas, s’écria Nancy.
– Si fait, Fagin, elle ira, » répéta Sikes.
M. Sikes avait raison. À force de menaces, de promesses, de cajoleries, on obtint enfin de Nancy qu’elle se chargerait de la commission. Du reste, elle n’était pas retenue par les mêmes considérations que son aimable compagne : car ayant quitté depuis peu le faubourg éloigné mais élégant de Ratcliffe, pour venir habiter dans les environs de Field-Lane, elle n’avait pas à craindre, comme Betty, d’être rencontrée par quelqu’une de ses nombreuses connaissances.
En conséquence, après avoir noué autour de sa taille un tablier blanc, et relevé ses papillotes sous un chapeau de paille, articles de toilette tirés de l’inépuisable magasin du juif, Mlle Nancy se prépara à sortir pour s’acquitter de sa mission.
« Un instant, ma chère, dit le juif en lui présentant un petit panier couvert ; tiens ça à la main ; ça te donnera un air plus respectable.
– Donnez-lui aussi une grosse clef, Fagin, dit Sikes ; ça aura l’air encore plus naturel.
– Oui, oui, vous avez raison, dit le juif en passant au doigt de la jeune femme un gros passe-partout ; là, c’est parfait. C’est à merveille, ma chère, ajouta-t-il en se frottant les mains.
– Oh ! mon frère mon pauvre cher petit frère ! s’écria Nancy fondant en larmes, et tenant d’une main crispée son panier et sa clef comme une femme au désespoir, qu’est-il devenu ? qu’en a-t’on fait ? Oh ! je vous en supplie, messieurs, ayez pitié de moi ; dites-moi où est ce cher enfant, messieurs. Je vous en supplie, mes bons messieurs. »
Après avoir prononcé ces mots d’une voix lamentable et déchirant, à la grande réjouissance des assistants, Mlle Nancy se tut, cligna des yeux, salua la compagnie en souriant et disparut.
« Ah ! voilà une fameuse fille, mes amis ! dit le juif en s’adressant aux jeunes filous et en secouant gravement la tête, comme pour les inviter, par cette nouvelle admonition, à suivre l’illustre exemple qu’ils venaient d’avoir sous les yeux.
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