– Bien le vôtre!» répondit l'honorable William J. Bidulph, qui s'inclina devant le nouveau client de la Centenaire.
Le lendemain, le médecin de la Compagnie avait fait à Kin-Fo la visite réglementaire. «Corps de fer, muscles d'acier, poumons en soufflets d'orgues», disait le rapport.
Rien ne s'opposait à ce que la Compagnie traitât avec un assuré aussi solidement établi. La police fut donc signée à cette date par Kin-Fo d'une part, au profit de la jeune veuve et du philosophe Wang, et, de l'autre, par William J. Bidulph, représentant de la Compagnie. Ni Lé-ou ni Wang, à moins de circonstances improbables, ne devaient jamais apprendre ce que Kin-Fo venait de faire pour eux, avant le jour où la Centenaire serait mise en demeure de leur verser ce capital, dernière générosité de l'ex- millionnaire.
VII QUI SERAIT FORT TRISTE, S'IL NE S'AGISSAIT D'US ET COUTUMES PARTICULIERS AU CÉLESTE EMPIRE
Quoi qu'eût pu dire et penser l'honorable William J. Bidulph, la caisse de la Centenaire était très sérieusement menacée dans ses fonds. En effet, le plan de Kin-Fo n'était pas de ceux dont, réflexion faite, on remet indéfiniment l'exécution. Complètement ruiné, l'élève de Wang avait formellement résolu d'en finir avec, une existence qui, même au temps de sa richesse, ne lui laissait que tristesse et ennuis.
La lettre remise par Soun, huit jours après son arrivée, venait de San Francisco. Elle mandait la suspension de paiement de la Centrale Banque Californienne. Or, la fortune de Kin-Fo se composait en presque totalité, on le sait, d'actions de cette banque célèbre, si solide jusque-là.
Mais, il n'y avait, pas à douter. Si invraisemblable que pût paraître cette nouvelle, elle n'était malheureusement que trop vraie. La suspension de paiements de la Centrale Banque Californienne venait d'être confirmée par les journaux arrivés à Shang-Haï. La faillite avait été prononcée, et ruinait Kin-Fo de fond en comble.
En effet, en dehors des actions de cette banque, que lui restait-il? Rien ou presque rien. Son habitation de Shang-Haï, dont la vente, presque irréalisable, ne lui eût, procuré que d'insuffisantes ressources. Les huit mille dollars versés en prime dans la caisse de la Centenaire, quelques actions de la Compagnie des bateaux de Tien-Tsin, qui, vendues le jour même, lui fournirent à peine de quoi faire convenablement les choses in extremis, c'était maintenant toute sa fortune.
Un Occidental, un Français, un Anglais eût peut-être pris philosophiquement cette existence nouvelle et cherché à refaire sa vie dans le travail.
Un Célestial devait se croire en droit de penser et d'agir tout autrement. C'était la mort volontaire que Kin-Fo, en véritable Chinois, allait, sans trouble de conscience, prendre comme moyen de se tirer d'affaire, et avec cette typique indifférence qui caractérise la race jaune.
Le Chinois n'a qu'un courage passif, mais, ce courage, il le possède au plus haut degré. Son indifférence pour la mort est vraiment extraordinaire. Malade, il la voit venir sans faiblesse. Condamné, déjà entre les mains du bourreau, il ne manifeste aucune crainte. Les exécutions publiques si fréquentes, la vue des horribles supplices que comporte l'échelle pénale dans le Céleste Empire, ont de bonne heure familiarisé les Fils du Ciel avec l'idée d'abandonner sans regret les choses de ce monde.
Aussi, ne s'étonnera-t-on pas que, dans toutes les familles, cette pensée de la mort soit à l'ordre du jour et fasse le sujet de bien des conversations. Elle n'est absente d'aucun des actes les plus ordinaires de la vie. Le culte des ancêtres se retrouve jusque chez les plus pauvres gens. Pas une habitation riche où l'on n'ait réservé une sorte de sanctuaire domestique, pas une cabane misérable où un coin n'ait été gardé aux reliques des aïeux, dont la fête se célèbre au deuxième mois. Voilà pourquoi on trouve, dans le même magasin où se vendent des lits d'enfants nouveau-nés et des corbeilles de mariage, un assortiment varié de cercueils, qui forment un article courant du commerce chinois.
L'achat d'un cercueil est, en effet, une des constantes préoccupations des Célestials. Le mobilier serait incomplet si la bière manquait à la maison paternelle. Le fils se fait un devoir de l'offrir de son vivant à son père.
C'est une touchante preuve de tendresse. Cette bière est déposée dans une chambre spéciale. On l'orne, on l'entretient, et, le plus souvent, quand elle a déjà reçu la dépouille mortelle, elle est conservée pendant de longues années avec un soin pieux. En somme, le respect pour les morts fait le fond de la religion chinoise, et contribue à rendre plus étroits les liens de la famille.
Donc, Kin-Fo, plus que tout autre, grâce à son tempérament, devait envisager avec une parfaite tranquillité la pensée de mettre fin à ses jours. Il avait assuré le sort des deux êtres auxquels revenait son affection. Que pouvait-il regretter maintenant! Rien. Le suicide ne devait pas même lui causer un remords. Ce qui est un crime dans les pays civilisés d'Occident, n'est plus qu'un acte légitime, pour ainsi dire, au milieu de cette civilisation bizarre de l'Asie orientale.
Le parti de Kin-Fo était donc bien pris, et aucune influence n'aurait pu le détourner de mettre son projet à exécution, pas même l'influence du philosophe Wang.
Au surplus, celui-ci ignorait absolument les desseins de son élève. Soun n'en savait pas davantage et n'avait remarqué qu'une chose, c'est que, depuis son retour, Kin-Fo se montrait plus endurant pour ses sottises quotidiennes.
Décidément, Soun revenait sur son compte, il n'aurait pu trouver un meilleur maître, et, maintenant, sa précieuse queue frétillait sur son dos dans une sécurité toute nouvelle.
Un dicton chinois dit: «Pour être heureux sur terre, il faut vivre à Canton et mourir à Liao-Tchéou». C'est à Canton, en effet, que l'on trouve toutes les opulences de la vie, et c'est à Liao-Tchéou que se fabriquent les meilleurs cercueils.
Kin-Fo ne pouvait manquer de faire sa commande dans la bonne maison, de manière que son dernier lit de repos arrivât à temps. Être correctement couché pour le suprême sommeil est la constante préoccupation de tout Célestial qui sait vivre.
En même temps, Kin-Fo fit acheter un coq blanc, dont la propriété, comme on sait, est de s'incarner les esprits qui voltigent et saisiraient au passage un des sept éléments dont se compose une âme chinoise.
On voit que si l'élève du philosophe Wang se montrait indifférent aux détails de la vie, il l'était moins pour ceux de la mort.
Cela fait, il n'avait plus qu'à rédiger le programme de ses funérailles. Donc, ce jour même, une belle feuille de ce papier, dit papier de riz – à la confection duquel le riz est parfaitement étranger -, reçut les dernières volontés de Kin-Fo.
Après avoir légué à la jeune veuve sa maison de Shang-Haï, et à Wang un portrait de l'empereur Taï-ping, que le philosophe regardait toujours avec complaisance – le tout sans préjudice des capitaux assurés par la Centenaire -, Kin-Fo traça d'une main ferme l'ordre et la marche des personnages qui devaient assister à ses obsèques.
D'abord, à défaut de parents, qu'il n'avait plus, une partie des amis qu'il avait encore devaient figurer en tête du cortège, tous vêtus de blanc, qui est la couleur de deuil dans le Céleste Empire. Le long des rues, jusqu'au tombeau élevé depuis longtemps dans la campagne de Shang-Haï, se déploierait une double rangée de valets d'enterrement, portant différents attributs, parasols bleus, hallebardes, mains de justice, écrans de soie, écriteaux avec le détail de la cérémonie, lesdits valets habillés d'une tunique noire à ceinture blanche, et coiffés d'un feutre noir à aigrette rouge. Derrière le premier groupe d'amis, marcherait un guide, écarlate des pieds à la tête, battant le gong, et précédant le portrait du défunt, couché dans une sorte de châsse richement décorée. Puis viendrait un second groupe d'amis, de ceux qui doivent s'évanouir à intervalles réguliers sur des coussins préparés pour la circonstance. Enfin, un dernier groupe de jeunes gens, abrités sous un dais bleu et or, sèmerait le chemin de petits morceaux de papier blanc, percés d'un trou comme des sapèques, et destinés à distraire les mauvais esprits qui seraient tentés de se joindre au convoi.
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