Alors apparaîtrait le catafalque, énorme palanquin tendu d'une soie violette, brodée de dragons d'or, que cinquante valets porteraient sur leurs épaules, au milieu d'un double rang de bonzes. Les prêtres chasublés de robes grises, rouges et jaunes, récitant les dernières prières, alterneraient avec le tonnerre des gongs, le glapissement des flûtes et l'éclatante fanfare des trompes longues de six pieds.
A l'arrière, enfin, les voitures de deuil, drapées de blanc, fermeraient ce somptueux convoi, dont les frais devraient absorber les dernières ressources de l'opulent défunt.
En somme, ce programme n'offrait rien d'extraordinaire.
Bien des enterrements de cette «classe» circulent dans les rues de Canton, de Shang-Haï ou de Péking, et les Célestials n'y voient qu'un hommage naturel rendu à la personne de celui qui n'est plus.
Le 20 octobre, une caisse, expédiée de Liao-Tchéou, arriva à l'adresse de Kin-Fo, en son habitation de Shang-Haï. Elle contenait, soigneusement emballé, le cercueil commandé pour la circonstance. Ni Wang, ni Soun, ni aucun des domestiques du yamen n'eut lieu d'être surpris.
On le répète, pas un Chinois qui ne tienne à posséder de son vivant le lit dans lequel on le couchera pour l'éternité.
Ce cercueil, un chef-d'œuvre du fabricant de Liao-Tchéou, fut placé dans la «chambre des ancêtres». Là, brossé, ciré, astiqué, il eût attendu longtemps, sans doute, le jour où l'élève du philosophe Wang l'aurait utilisé pour son propre compte… Il n'en devait pas être ainsi. Les jours de Kin-Fo étaient comptés, et l'heure était proche, qui devait le reléguer dans la catégorie des aïeux de la famille.
En effet, c'était le soir même que Kin-Fo avait définitivement résolu de quitter la vie.
Une lettre de la désolée Lé-ou arriva dans la journée.
La jeune veuve mettait à la disposition de Kin-Fo le peu qu'elle possédait. La fortune n'était rien pour elle! Elle saurait s'en passer! Elle l'aimait! Que lui fallait-il de plus!
Ne sauraient-ils être heureux dans une situation plus modeste?
Cette lettre, empreinte de la plus sincère affection, ne put modifier les résolutions de Kin-Fo.
«Ma mort seule peut l'enrichir», pensa-t-il.
Restait à décider où et comment s'accomplirait cet acte suprême. Kin-Fo éprouvait une sorte de plaisir à régler ces détails. Il espérait bien qu'au dernier moment, une émotion, si passagère qu'elle dût être, lui ferait battre le cœur!
Dans l'enceinte du yamen s'élevaient quatre jolis kiosques, décorés avec toute la fantaisie qui distingue le talent des ornemanistes chinois. Ils portaient des noms significatifs: le pavillon du «Bonheur», où Kin-Fo n'entrait jamais; le pavillon de la «Fortune», qu'il ne regardait qu'avec le plus profond dédain; le pavillon du «Plaisir», dont les portes étaient depuis longtemps fermées pour lui; le pavillon de «Longue Vie», qu'il avait résolu de faire abattre!
Ce fut celui-là que son instinct le porta à choisir. Il résolut de s'y enfermer à la nuit tombante. C'est là qu'on le retrouverait le lendemain, déjà heureux dans la mort.
Ce point décidé, comment mourrait-il? Se fendre le ventre comme un japonais, s'étrangler avec la ceinture de soie comme un mandarin, s'ouvrir les veines dans un bain parfumé, comme un épicurien de la Rome antique? Non.
Ces procédés auraient eu tout d'abord quelque chose de brutal, de désobligeant pour ses amis et pour ses serviteurs. Un ou deux grains d'opium mélangé d'un poison subtil devaient suffire à le faire passer de ce monde à l'autre, sans qu'il en eût même conscience, emporté peut-être dans un de ces rêves qui transforment le sommeil passager en sommeil éternel.
Le soleil commençait déjà à s'abaisser sur l'horizon. Kin-Fo n'avait plus que quelques heures à vivre. Il voulut revoir, dans une dernière promenade, la campagne de Shang-Haï et ces rives du Houang-Pou sur lesquelles il avait si souvent promené son ennui. Seul, sans avoir même entrevu Wang pendant cette journée, il quitta le yamen pour y entrer une fois encore et n'en plus jamais sortir.
Le territoire anglais, le petit pont jeté sur le creek, la concession française, furent traversés par lui de ce pas indolent qu'il n'éprouvait même pas le besoin de presser à cette heure suprême. Par le quai qui longe le port indigène, il contourna la muraille de Shang-Haï jusqu'à la cathédrale catholique romaine, dont la coupole domine le faubourg méridional. Alors, il inclina vers la droite et remonta tranquillement le chemin qui conduit à la pagode de Loung-Hao.
C'était la vaste et plate campagne, se développant jusqu'à ces hauteurs ombragées qui limitent la vallée du Min, immenses plaines marécageuses, dont l'industrie agricole a fait des rizières. Ici et là, un lacis de canaux que remplissait la haute mer, quelques villages misérables dont les huttes de roseaux étaient tapissées d'une boue jaunâtre, deux ou trois champs de blé surélevés, pour être à l'abri des eaux. Le long des étroits sentiers, un grand nombre de chiens, de chevreaux blancs, de canards et d'oies, s'enfuyaient à toutes pattes ou à tire-d'aile, lorsque quelque passant venait troubler leurs ébats.
Cette campagne, richement cultivée, dont l'aspect ne pouvait étonner un indigène, aurait cependant attiré l'attention et peut-être provoqué la répulsion d'un étranger.
Partout, en effet, des cercueils s'y montraient par centaines. Sans parler des monticules dont le tertre recouvrait les morts définitivement enterrés, on ne voyait que des piles de boîtes oblongues, des pyramides de bières, étagées comme les madriers d'un chantier de construction. La plaine chinoise, aux abords des villes, n'est qu'un vaste cimetière. Les morts encombrent le territoire, aussi bien que les vivants. On prétend qu'il est interdit d'enterrer ces cercueils, tant qu'une même dynastie occupe le trône du Fils du Ciel, et ces dynasties durent des siècles! Que l'interdiction soit vraie ou non, il est certain que les cadavres, couchés dans leurs bières, celles-ci peintes de vives couleurs, celles-là sombres et modestes, les unes neuves et pimpantes, les autres tombant déjà en poussière, attendent pendant des années le jour de la sépulture.
Kin-Fo n'en était plus à s'étonner de cet état de choses. Il allait, d'ailleurs, en homme qui ne regarde pas autour de lui. Deux étrangers, vêtus à l'européenne, qui l'avaient suivi depuis sa sortie du yamen, n'attirèrent même pas son attention. Il ne les vit pas, bien que ceux-ci semblassent ne point vouloir le perdre de vue. Ils se tenaient à quelque distance, suivant Kin-Fo quand celui-ci marchait, s'arrêtant dès qu'il suspendait sa marche. Parfois, ils échangeaient entre eux certains regards, deux ou trois paroles, et, bien certainement, ils étaient là pour l'épier.
De taille moyenne, n'ayant pas dépassé trente ans, lestes, bien découplés, on eût dit deux chiens d'arrêt à l'œil vif, aux jambes rapides.
Kin-Fo, après avoir fait une lieue environ dans la campagne, revint sur ses pas, afin de regagner les rives du Houang-Pou.
Les deux limiers rebroussèrent aussitôt chemin.
Kin-Fo, en revenant, rencontra deux ou trois mendiants du plus misérable aspect, et leur fit l'aumône.
Plus loin, quelques Chinoises chrétiennes – de celles qui ont été formées à ce métier de dévouement par les sœurs de charité françaises – croisèrent la route. Elles allaient, une hotte sur le dos, et dans ces hottes rapportaient à la maison des crèches, de pauvres êtres abandonnés. On les a justement nommées «les chiffonnières d'enfants»! Et ces petits malheureux sont-ils autre chose que des chiffons jetés au coin des bornes!
Kin-Fo vida sa bourse dans la main de ces charitables sœurs.
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