– Ah!» fit tranquillement Kin-Fo, en regardant de son œil froid William J. Bidulph.
L'agent principal, sérieux comme un ministre, n'avait aucunement l'air de plaisanter.
«Quoi qu'il en soit, reprit Kin-Fo, je désire me faire assurer pour deux cent mille dollars.
– Nous disons un capital de deux cent mille dollars», répondit William J. Bidulph.
Et il inscrivit sur un carnet ce chiffre, dont l'importance ne le fit pas même sourciller.
«Vous savez, ajouta-t-il, que l'assurance est de nul effet, et que toutes les primes payées, quel qu'en soit le nombre, demeurent acquises à la Compagnie, si la personne sur la tête de laquelle repose l'assurance perd la vie par le fait du bénéficiaire du contrat?
– Je le sais.
– Et quels risques prétendez-vous assurer, mon cher monsieur?
– Tous.
– Les risques de voyage par terre ou par mer, et ceux de séjour hors des limites du Céleste Empire?
– Oui.
– Les risques de condamnation judiciaire?
– Oui.
– Les risques de duel?
– Oui.
– Les risques de service militaire?
– Oui.
– Alors les surprimes seront fort élevées?
– Je paierai ce qu'il faudra.
– Soit.
– Mais, ajouta Kin-Fo, il y a un autre risque très important, dont vous ne parlez pas.
– Lequel?
– Le suicide. Je croyais que les statuts de la Centenaire l'autorisaient à assurer aussi le suicide?
– Parfaitement, monsieur, parfaitement, répondit William J. Bidulph, qui se frottait les mains. C'est même là une source de superbes bénéfices pour nous! Vous comprenez bien que nos clients sont généralement des gens qui tiennent à la vie, et que ceux qui, par une prudence exagérée, assurent le suicide, ne se tuent jamais.
– N'importe, répondit Kin-Fo. Pour des raisons personnelles, je désire assurer aussi ce risque.
– A vos souhaits, mais la prime sera considérable!
– Je vous répète que je paierai ce qu'il faudra.
– Entendu. – Nous disons donc, dit William J. Bidulph, en continuant d'écrire sur son carnet, risques de mer, de voyage, de suicide…
– Et, dans ces conditions, quel sera le montant de la prime à payer? demanda Kin-Fo.
– Mon cher monsieur, répondit l'agent principal, nos primes sont établies avec une justesse mathématique, qui est tout à l'honneur de la Compagnie. Elles ne sont plus basées, comme elles l'étaient autrefois, sur les tables de Duvillars… Connaissez-vous Duvillars?
– Je ne connais pas Duvillars.
– Un statisticien remarquable, mais déjà ancien… tellement ancien, même, qu'il est mort. A l'époque où il établit ses fameuses tables, qui servent encore à l'échelle, de primes de la plupart des compagnies européennes, très arriérées, la moyenne de la vie était inférieure à ce qu'elle est présentement grâce au progrès de toutes choses. Nous nous basons donc sur une moyenne plus élevée, et par conséquent plus favorable à l'assuré, qui paie moins cher et vit plus longtemps…
– Quel sera le montant de ma prime? reprit Kin-Fo, désireux d'arrêter le verbeux agent, qui ne négligeait aucune occasion de placer ce boniment en faveur de la Centenaire.
– Monsieur, répondit William J. Bidulph j'aurai l'indiscrétion de vous demander quel est votre âge?
– Trente et un ans.
– Eh bien – à trente et un ans, s'il ne s'agissait que d'assurer les risques ordinaires, vous paieriez dans toute compagnie, deux quatre-vingt-trois pour cent. Mais, à la Centenaire, ce ne sera que deux soixante-dix, ce qui fera annuellement, pour un capital de deux cent mille dollars, cinq mille quatre cents dollars.
– Et dans les conditions que je désire? dit Kin-Fo.
– En assurant tous les risques, y compris le suicide?…
– Le suicide surtout.
– Monsieur, répondit d'un ton aimable William J. Bidulph, après avoir consulté une table imprimée à la dernière page de son carnet, nous ne pouvons pas vous passer cela à moins de vingt-cinq pour cent.
– Ce qui fera?…
– Cinquante mille dollars.
– Et comment la prime doit-elle vous être versée?
– Tout entière ou fractionnée par mois, au gré de l'assuré.
– Ce qui donnerait pour les deux premiers mois?…
– Huit mille trois cent trente deux dollars, qui, s'ils étaient versés aujourd'hui 30 avril, mon cher monsieur, vous couvriraient jusqu'au 30 juin de la présente année.
– Monsieur, dit Kin-Fo, ces conditions me conviennent. Voici les deux premiers mois de la prime.»
Et il déposa sur la table une épaisse liasse de dollars-papiers qu'il tira de sa poche.
«Bien… monsieur… très bien! répondit William J. Bidulph. Mais, avant de signer la police, il y a une formalité à remplir.
– Laquelle?
– Vous devez recevoir la visite du médecin de la Compagnie.
– A quel propos cette visite?
– Afin de constater si vous êtes solidement constitué, si vous n'avez aucune maladie organique qui soit de nature à abréger votre vie, si vous nous donnez des garanties de longue existence.
– A quoi bon! puisque j'assure même le duel et le suicide, fit observer Kin-Fo.
– Eh! mon cher monsieur, répondit William J. Bidulph, toujours souriant, une maladie dont vous auriez le germe, et qui vous emporterait dans quelques mois, nous coûterait bel et bien deux cent mille dollars!
– Mon suicide vous les coûterait aussi, je suppose!
– Cher monsieur, répondit le gracieux agent principal, en prenant la main de Kin-Fo qu'il tapota doucement, j'ai déjà eu l'honneur de vous dire que beaucoup de nos clients assurent le suicide, mais qu'ils ne se suicident jamais. D'ailleurs, il ne nous est pas défendu de les faire surveiller… Oh! avec la plus grande discrétion!
– Ah! fit Kin-Fo.
– J'ajoute, comme une remarque qui m'est personnelle, que, de tous les clients de la Centenaire, ce sont précisément ceux-là qui lui paient le plus longtemps leur prime. Voyons, entre nous, pourquoi le riche monsieur Kin-Fo se suiciderait-il?
– Et pourquoi le riche monsieur Kin-Fo s'assurerait-il?
– Oh! répondit William J. Bidulph, pour avoir la certitude de vivre très vieux, en sa qualité de client de la Centenaire!»
Il n'y avait pas à discuter plus longuement avec l'agent principal de la célèbre compagnie. Il était tellement sûr de ce qu'il disait!
«Et maintenant, ajouta-t-il, au profit de qui sera faite cette assurance de deux cent mille dollars? Quel sera le bénéficiaire du contrat?
– Il y aura deux bénéficiaires, répondit Kin-Fo.
– A parts égales?
– Non, à parts inégales. L'un pour cinquante mille dollars, l'autre pour cent cinquante mille.
– Nous disons pour cinquante mille, monsieur…
– Wang.
– Le philosophe Wang?
– Lui-même.
– Et pour les cent cinquante mille?
– Mme Lé-ou, de Péking.
– De Péking», ajouta William J. Bidulph, en finissant d'inscrire les noms des ayants droit. Puis il reprit: «Quel est l'âge de Mme Lé-ou?
– Vingt et un ans, répondit Kin-Fo.
– Oh! fit l'agent, voilà une jeune dame qui sera bien vieille, quand elle touchera le montant du capital assuré!
– Pourquoi, s'il vous plaît?
– Parce que vous vivrez plus de cent ans, mon cher monsieur. Quant au philosophe Wang?…
– Cinquante-cinq ans!
– Eh bien, cet aimable homme est sûr, lui, de ne jamais rien toucher!
– On le verra bien, monsieur!
– Monsieur, répondit William J. Bidulph, si j'étais à cinquante-cinq ans l'héritier d'un homme de trente et un, qui doit mourir centenaire, je n'aurais pas la simplicité de compter sur son héritage.
– Votre serviteur, monsieur, dit Kin-Fo, en se dirigeant vers la porte du cabinet.
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