Tom et Sarah comprirent à demi-mot, quoiqu’ils n’eussent en rien instruit l’abbé de leurs secrets desseins. Au retour de Rodolphe et du squire, tous trois, rassemblés par leur intérêt commun, s’étaient tacitement ligués contre Murph, leur ennemi le plus redoutable.
Ce qui devait arriver arriva.
À son retour, Rodolphe, voyant chaque jour Sarah, en devint follement épris. Bientôt elle lui avoua qu’elle partageait son amour, quoiqu’il dût, prévoyait-elle, leur causer de violents chagrins. Ils ne pouvaient jamais être heureux; une trop grande distance les séparait. Aussi recommanda-t-elle à Rodolphe la plus profonde discrétion, de peur d’éveiller les soupçons du grand-duc, qui serait inexorable et les priverait de leur seul bonheur, celui de se voir chaque jour.
Rodolphe promit de s’observer et de cacher son amour. L’Écossaise était trop ambitieuse, trop sûre d’elle-même, pour se compromettre et se trahir aux yeux de la cour. Le jeune prince sentait aussi le besoin de la dissimulation; il imita la prudence de Sarah. L’amoureux secret fut parfaitement gardé pendant quelque temps.
Lorsque le frère et la sœur virent la passion effrénée de Rodolphe arrivée à son paroxysme, et son exaltation croissante, plus difficile à contenir de jour en jour, sur le point d’éclater et de tout perdre, ils portèrent le grand coup.
Le caractère de l’abbé autorisant cette confidence, d’ailleurs toute de moralité, Tom lui fit les premières ouvertures sur la nécessité d’un mariage entre Rodolphe et Sarah: sinon, ajoutait-il très-sincèrement, lui et sa sœur quitteraient immédiatement Gerolstein. Sarah partageait l’amour du prince, mais elle préférait la mort au déshonneur et ne pouvait être que la femme de Son Altesse.
Ces prétentions stupéfièrent le prêtre; il n’avait jamais cru Sarah si audacieusement ambitieuse. Un tel mariage, entouré de difficultés sans nombre, de dangers de toute sorte, parut impossible à l’abbé; il dit franchement à Tom les raisons pour lesquelles le grand-duc ne consentirait jamais à une telle union.
Tom accepta ces raisons, en reconnut l’importance; mais il proposa, comme un mezzo termine qui pouvait tout concilier, un mariage secret bien en règle et seulement déclaré après la mort du grand-duc régnant.
Sarah était de noble et ancienne maison; une telle union ne manquait pas de précédents. Tom donnait à l’abbé, et conséquemment au prince, huit jours pour se décider: sa sœur ne supporterait pas plus longtemps les cruelles angoisses de l’incertitude; s’il lui fallait renoncer à l’amour de Rodolphe, elle prendrait cette douloureuse résolution le plus promptement possible.
Afin de motiver le brusque départ qui s’ensuivrait alors, Tom avait, en tout cas, adressé, disait-il, à un de ses amis d’Angleterre une lettre qui devait être mise à la poste à Londres et renvoyée en Allemagne; cette lettre contiendrait des motifs de retour assez puissants pour que Tom et Sarah se dissent absolument obligés de quitter pour quelque temps la cour du grand-duc.
Cette fois du moins l’abbé, servi par sa mauvaise opinion de l’humanité, devina la vérité.
Cherchant toujours une arrière-pensée aux sentiments les plus honnêtes, lorsqu’il sut que Sarah voulait légitimer son amour par un mariage, il vit là une preuve non de vertu, mais d’ambition: à peine aurait-il cru au désintéressement de la jeune fille si elle eût sacrifié son honneur à Rodolphe ainsi qu’il l’en avait crue capable, lui supposant seulement l’intention d’être la maîtresse de son élève. Selon les principes de l’abbé, se marchander, faire la part du devoir, c’était ne pas aimer. «Faible et froid amour, disait-il, que celui qui s’inquiète du ciel et de la terre!»
Certain de ne pas se tromper sur les vues de Sarah, l’abbé demeura fort perplexe. Après tout, le vœu qu’exprimait Tom au nom de sa sœur était des plus honorables. Que demandait-il? ou une séparation, ou une union légitime.
Malgré son cynisme, le prêtre n’eût pas osé s’étonner aux yeux de Tom des honorables motifs qui semblaient dicter la conduite de ce dernier, et lui dire crûment que lui et sa sœur avaient habilement manœuvré pour amener le prince à un mariage disproportionné.
L’abbé avait trois partis à prendre:
Avertir le grand-duc de ce complot matrimonial,
Ouvrir les yeux de Rodolphe sur les manœuvres de Tom et Sarah,
Prêter les mains à ce mariage.
Mais:
Prévenir le grand-duc, c’était s’aliéner à tout jamais l’héritier présomptif de la couronne.
Éclairer Rodolphe sur les vues intéressées de Sarah, c’était s’exposer à être reçu comme on l’est toujours par un amoureux lorsqu’on vient lui déprécier l’objet aimé; et puis quel terrible coup pour la vanité ou pour le cœur du prince!… lui révéler que c’était surtout sa position souveraine qu’on voulait épouser; et puis enfin, chose étrange! lui prêtre, viendrait blâmer la conduite d’une jeune fille qui voulait rester pure et n’accorder qu’à son époux les droits d’un amant?
En se prêtant au contraire à ce mariage, l’abbé s’attachait le prince et sa femme par un lien de reconnaissance profonde, ou du moins par la solidarité d’un acte dangereux.
Sans doute tout pouvait se découvrir, et il s’exposait alors à la colère du grand-duc; mais le mariage serait conclu, l’union valable, l’orage passerait, et le futur souverain de Gerolstein se trouverait d’autant plus lié envers l’abbé que celui-ci aurait couru plus de danger à son service.
Après de mûres réflexions, l’abbé se décida donc à servir Sarah; néanmoins avec une certaine restriction dont nous parlerons plus tard.
La passion de Rodolphe était arrivée à sa dernière période; violemment exaspéré par la contrainte et par les habilissimes séductions de Sarah, qui semblait souffrir encore plus que lui des obstacles insurmontables que l’honneur et le devoir mettaient à leur félicité, quelques jours de plus, le jeune prince se trahissait.
Qu’on y songe, c’était un premier amour, un amour aussi ardent que naïf, aussi confiant que passionné; pour l’exciter, Sarah avait déployé les ressources infernales de la coquetterie la plus raffinée. Non, jamais les émotions vierges d’un jeune homme plein de cœur, d’imagination et de flamme, ne furent plus longuement, plus savamment excitées; jamais femme ne fut plus dangereusement attrayante que Sarah. Tour à tour folâtre et triste, chaste et passionnée, pudique et provocante: ses grands yeux noirs, langoureux et brûlants, allumèrent dans l’âme effervescente de Rodolphe un feu inextinguible.
Lorsque l’abbé lui proposa de ne plus jamais voir cette fille enivrante, ou de la posséder par un mariage secret, Rodolphe sauta au cou du prêtre, l’appela son sauveur, son ami, son père. Le temple et le ministre eussent été là que le jeune prince eût épousé à l’instant.
L’abbé voulut, pour cause, se charger de tout.
Il trouva un ministre, des témoins; et l’union (dont toutes les formalités furent soigneusement surveillées et vérifiées par Tom) fut secrètement célébrée pendant une courte absence du grand-duc, appelé à une conférence de la Diète germanique.
Les prédictions de la montagnarde Écossaise étaient réalisées: Sarah épousait l’héritier d’une couronne.
Sans amortir les feux de son amour, la possession rendit Rodolphe plus circonspect et calma cette violence qui aurait pu compromettre le secret de sa passion pour Sarah. Le jeune couple, protégé par Tom et par l’abbé, s’entendit si bien, mit tant de réserve dans ses relations, qu’elles échappèrent à tous les yeux.
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