– Pourquoi cela?
– En songeant à la mine qu’allait faire le commandant, il devait y avoir de quoi crever de rire, bien sûr. D’abord, au lieu d’aller lui dire tout de suite que la dame était repartie, nous le laissons droguer et marronner une bonne heure. Alors je monte: je n’avais que mes chaussons de lisière à mes pauvres pieds; j’arrive à la porte qui était tout contre. Je la pousse, elle crie; l’escalier est noir comme un four, l’entrée de l’appartement aussi. Voilà qu’au moment où j’entre, le commandant me prend dans ses bras en me disant d’un ton câlin: «Mon Dieu, mon ange, comme tu viens tard!…»
Malgré la gravité des pensées qui le dominaient, Rodolphe ne put s’empêcher de rire, surtout en voyant la grotesque perruque et l’abominable figure ridée, bourgeonnée, de l’héroïne de ce quiproquo ridicule.
M mePipelet reprit, avec une hilarité grimaçante qui la rendait plus hideuse encore:
– Eh, eh, eh! en voilà une bonne! Mais vous allez voir. Moi je ne réponds rien, je retiens mon haleine, je m’abandonne au commandant; mais tout à coup le voilà qui s’écrie, en me repoussant, le grossier, d’un air aussi dégoûté que s’il avait touché une araignée: «Mais qui diable est donc là? – C’est moi, commandant, M mePipelet, la portière, c’est pour cela que vous devriez bien taire vos mains, ne pas me prendre la taille, ni m’appeler votre ange, ni me dire que je viens trop tard. Si Alfred avait été là pourtant? – Que voulez-vous? me dit-il furieux. – Commandant, la petite dame vient de venir en fiacre. – Eh bien! faites-la donc monter; vous êtes stupide; ne vous ai-je pas dit de la faire monter?» – Je le laisse aller, je le laisse aller. «Oui, commandant, c’est vrai, vous m’avez dit de la faire monter. – Eh bien? – C’est que la petite dame… – Mais parlez donc! – C’est que la petite dame est repartie. – Allons, vous aurez dit ou fait quelque bêtise! s’écria-t-il encore plus furieux. – Non, commandant, la petite dame n’a pas descendu du fiacre: quand le cocher a ouvert la portière, elle lui a dit de la remmener d’où elle était venue. – La voiture ne doit pas être loin! s’écrie le commandant en se précipitant vers la porte. – Ah bien! oui! il y a plus d’une heure qu’elle est partie, que je lui réponds. – Une heure! une heure! Et pourquoi avez-vous autant tardé à me prévenir? s’écrie-t-il avec un redoublement de colère. – Dame… parce que nous craignions que ça vous contrarie trop de n’avoir pas encore fait vos frais cette fois-ci.» – Attrape! que je me dis, mirliflor, ça t’apprendra à avoir eu mal au cœur quand tu m’as touchée. «Sortez d’ici, vous ne faites et ne dites que des sottises!» s’écrie-t-il avec rage, en défaisant sa robe de chambre à la tartare et en jetant par terre son bonnet grec de velours brodé d’or… Beau bonnet tout de même… Et la robe de chambre donc! ça crevait les yeux; le commandant avait l’air d’un ver luisant…
– Et depuis, ni lui ni cette dame ne sont revenus?
– Non; mais attendez donc la fin de l’histoire, dit M mePipelet.
– La fin de l’histoire, la voilà, reprit M mePipelet. Je dégringole retrouver Alfred. Justement il y avait dans notre loge la portière du n° 19 et l’écaillère qui perche à la porte du rogomiste; je leur raconte, comme quoi le commandant m’avait appelée son ange et m’avait pris la taille. En voilà des rires! et Alfred, quoiqu’il soit bien mélan… oui, mélancolique, comme il appelle ça, quoiqu’il soit bien mélancolique depuis les traits de ce monstre de Cabrion.
Rodolphe regarda la portière avec étonnement.
– Oui, un jour, quand nous serons plus amis, vous saurez cela. Enfin tant il y a qu’Alfred, malgré sa mélancolie, se met à m’appeler son ange. À ce moment le commandant sort de chez lui et ferme sa porte pour s’en aller; mais comme il nous entendait rire, il n’ose plus descendre, de peur que nous nous moquions de lui, car il ne pouvait pas s’empêcher de passer devant la loge. Nous devinons le coup, et voilà l’écaillère qui, de sa grosse voix, se met à crier: «Pipelet, tu viens bien tard, mon ange!» Là-dessus le commandant rentre chez lui et ferme sa porte avec un bruit affreux, en vrai rageur qu’il est, car cet homme-là doit être rageur comme un tigre… il a le bout du nez blanc… Finalement il a ouvert plus de dix fois sa porte pour écouter s’il y avait toujours du monde à la loge. Il y en avait toujours, nous ne bougions pas. À la fin, voyant qu’on ne s’en allait pas, il a pris son parti, est descendu quatre à quatre, m’a jeté sa clef sans rien dire, et s’est ensauvé tout furieux au milieu de nos éclats de rire, et pendant que l’écaillère disait encore: «Tu viens bien tard, mon ange!»
– Mais vous vous exposiez à ce que le commandant ne vous employât plus.
– Ah bien! oui! Il n’oserait pas. Nous le tenons. Nous savons où demeure sa margot; et s’il nous disait quelque chose nous le menacerions d’éventer la mèche. Et puis, pour ses mauvais douze francs, qui est-ce qui se chargerait de son ménage! Une femme du dehors? Nous lui rendrions la vie trop dure, à celle-là. Mauvais ladre, va! Enfin, monsieur, croiriez-vous qu’il a eu la petitesse de regarder à son bois, et d’éplucher le nombre de bûches qu’on a dû brûler en l’attendant? C’est quelque parvenu, bien sûr, quelque rien du tout enrichi. Ça vous a une tête de seigneur et un corps de gueux; ça dépense par ci, ça lésine par là. Je ne lui veux pas d’autre mal; mais ça m’amuse drôlement que sa particulière le fasse aller. Je parie que demain ce sera encore la même chose. Je vas prévenir l’écaillère qui était ici l’autre fois; ça nous amusera. Si la petite dame vient, nous verrons si c’est une brunette ou une blondinette, et si elle est gentille. Dites donc, monsieur, quand on songe qu’il y a un benêt de mari là-dessous! C’est joliment farce, n’est-ce pas? Mais ça le regarde, ce pauvre cher homme. Enfin demain nous verrons la petite dame; et, malgré son voile, il faudra bien qu’elle baisse joliment le nez pour que nous ne sachions pas de quelle couleur sont ses yeux. En voilà encore une double de pas honteuse! comme on dit dans mon pays; ça vient chez un homme, et ça fait la frime d’avoir peur. Mais pardon, excuse, que je retire ma marmite de dessus le feu; elle a fini de chanter: C’est que le fricot demande à être mangé. C’est du gras-double, ça va égayer tant soit peu Alfred, car, comme il le dit lui-même: pour du gras-double il trahirait la France… sa belle France!… ce vieux chéri.
Pendant que M mePipelet s’occupait de ce détail ménager, Rodolphe se livrait à de tristes réflexions.
La femme dont il s’agissait (que ce fût ou non la marquise d’Harville) avait sans doute hésité, longtemps combattu avant d’accorder un premier et un second rendez-vous; puis, effrayée des suites de son imprudence, un remords salutaire l’avait probablement empêchée d’accomplir cette dangereuse promesse.
Enfin, cédant à un irrésistible entraînement, elle arrive éplorée, agitée de mille craintes, jusqu’au seuil de cette maison; mais, au moment de se perdre à jamais, la voix du devoir se fait entendre: elle échappe encore une fois au déshonneur.
Et pour qui brave-t-elle tant de honte, tant de danger!
Rodolphe connaissait le monde et le cœur humain; il préjugea presque sûrement le caractère du commandant d’après quelques traits ébauchés par la portière avec une naïveté grossière.
N’était-ce pas un homme assez niaisement orgueilleux pour tirer vanité de l’appellation d’un grade absolument insignifiant au point de vue militaire; un homme assez dénué de tact pour ne pas s’envelopper du plus profond incognito, afin d’entourer d’un mystère impénétrable les coupables démarches d’une femme qui risquait tout pour lui; un homme enfin si sot et si ladre qu’il ne comprenait pas que, pour ménager quelques louis, il exposait sa maîtresse aux insolentes et ignobles railleries des gens de cette maison!
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