– J’ai été me proposer au maître débardeur du quai Saint-Paul, et j’y gagne ma vie.
– Mais, puisque, après tout, tu n’es pas grinche [62] , pourquoi vis-tu dans la Cité?
– Et où voulez-vous que je vive? Qui est-ce qui voudrait fréquenter un repris de justice? Et puis je m’ennuie tout seul, moi; j’aime la société, et ici je vis avec mes pareils. Je me cogne quelquefois… On me craint comme le feu dans la Cité, et le quart d’œil [63] n’a rien à me dire, sauf pour les batteries, qui me valent quelquefois vingt-quatre heures de violon.
– Et qu’est-ce que tu gagnes par jour?
– Trente-cinq sous. Ça durera tant que j’aurai des bras; quand je n’en aurai plus, je prendrai un crochet et un carquois d’osier, comme le vieux chiffonnier que je vois dans les brouillards de mon enfance.
– Avec tout ça tu n’es pas malheureux?
– Il y en a des pires que moi, bien sûr; sans mes rêves du sergent et des soldats égorgés, rêves que j’ai encore souvent, je pourrais tranquillement crever comme un autre au coin d’une borne ou à l’hôpital; mais ce rêve… Tenez… nom de nom! je n’aime pas à penser à ça, dit le Chourineur.
Et il vida sur un coin de la table le fourneau de sa pipe.
La Goualeuse avait écouté le Chourineur avec distraction, elle semblait absorbée dans une rêverie douloureuse.
Rodolphe lui-même restait pensif.
Les deux récits qu’il venait d’entendre éveillaient en lui des idées nouvelles.
Un incident tragique vint rappeler à ces trois personnages dans quel lieu ils se trouvaient.
L’homme qui était sorti un moment, après avoir recommandé à l’ogresse son broc et son assiette, revint bientôt, accompagné d’un autre personnage à larges épaules, à figure énergique.
Il lui dit:
– Voilà un hasard de se rencontrer comme ça, Borel! Entre donc, nous boirons un verre de vin.
Le Chourineur dit tout bas à Rodolphe et à la Goualeuse, en leur montrant le nouveau venu:
– Il va y avoir de la grêle… c’est un raille. Attention!
Les deux bandits, dont l’un, coiffé d’un bonnet grec enfoncé jusque sur ses sourcils, avait demandé plusieurs fois le Maître d’école, échangèrent un coup d’œil rapide, se levèrent simultanément de table et se dirigèrent vers la porte; mais les deux agents se jetèrent sur eux en poussant un cri particulier.
Une lutte terrible s’engagea.
La porte de la taverne s’ouvrit; d’autres agents se précipitèrent dans la salle, et l’on vit briller au dehors les fusils des gendarmes.
Profitant du tumulte, le charbonnier dont nous avons parlé s’avança jusqu’au seuil du tapis-franc, et, rencontrant par hasard le regard de Rodolphe, il porta à ses lèvres l’index de la main droite.
Rodolphe, d’un geste aussi rapide qu’impérieux, lui ordonna de s’éloigner; puis il continua d’observer ce qui se passait dans la taverne.
L’homme au bonnet grec poussait des hurlements de rage; à demi étendu sur la table, il faisait des soubresauts si désespérés que trois hommes le contenaient à peine.
Anéanti, morne, la figure livide, les lèvres blanches, la mâchoire inférieure tombante et convulsivement agitée, son compagnon ne fit aucune résistance, il tendit de lui-même ses mains aux menottes.
L’ogresse, assise dans son comptoir et habituée à de pareilles scènes, restait impassible, les mains dans les poches de son tablier.
– Qu’est-ce qu’ils ont donc fait, ces deux hommes, mon bon monsieur Borel? demanda-t-elle à un des agents qu’elle connaissait.
– Ils ont assassiné hier une vieille femme dans la rue Saint-Christophe, pour dévaliser sa chambre. Avant de mourir, la malheureuse a dit qu’elle avait mordu l’un des meurtriers à la main. On avait l’œil sur ces deux scélérats; mon camarade est venu tout à l’heure s’assurer de leur identité, et les voilà pincés.
– Heureusement qu’ils m’ont payé d’avance leur chopine, dit l’ogresse. Vous ne voulez rien prendre, monsieur Borel? un verre de parfait-amour, de consolation?
– Merci, mère Ponisse; il faut que j’enfourne ces brigands-là. En voilà un qui regimbe encore!…
En effet, l’assassin au bonnet grec se débattait avec rage. Lorsqu’il s’agit de le mettre dans un fiacre qui attendait dans la rue, il se défendit tellement qu’il fallut le porter.
Son complice, saisi d’un tremblement nerveux, pouvait à peine se soutenir: ses lèvres violettes remuaient comme s’il eût parlé… On jeta cette masse inerte dans la voiture.
– Ah çà! mère Ponisse, dit l’agent, défiez-vous de Bras-Rouge; il est malin, il pourrait vous compromettre.
– Bras-Rouge! il y a des semaines qu’on ne l’a vu dans le quartier, monsieur Borel.
– C’est toujours quand il est quelque part… qu’on ne l’y voit pas, vous savez bien ça… Mais n’acceptez de lui en garde ou en consignation aucun paquet, aucun ballot: ce serait du recel.
– Soyez tranquille, monsieur Borel, j’ai aussi peur de Bras-Rouge que du diable. On ne sait jamais où il va ni d’où il vient. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit qu’il arrivait d’Allemagne.
– Enfin, je vous préviens… faites-y attention.
Avant de quitter le tapis-franc, l’agent regarda attentivement les autres buveurs, et il dit au Chourineur, d’un ton presque affectueux:
– Te voilà, mauvais sujet? il y a longtemps qu’on n’a entendu parler de toi! Tu n’as pas eu de batteries? Tu deviens donc sage?
– Sage comme une image, monsieur Borel; vous savez que je ne casse guère la tête qu’à ceux qui me le demandent.
– Il ne te manquerait plus que cela, de provoquer les autres, fort comme tu es!
– Voilà pourtant mon maître, monsieur Borel, dit le Chourineur en mettant la main sur l’épaule de Rodolphe.
– Tiens! je ne le connais pas, celui-là, dit l’agent, en examinant Rodolphe.
– Et nous ne ferons pas connaissance, mon camarade, répondit celui-ci.
– Je le désire pour vous, mon garçon, dit l’agent. Puis, s’adressant à l’ogresse: Bonsoir, mère Ponisse: c’est une vraie souricière que votre tapis-franc, voilà le troisième assassin que j’y prends.
– Et j’espère bien que ce ne sera pas le dernier, monsieur Borel; c’est bien à votre service…, dit gracieusement l’ogresse en s’inclinant avec déférence.
Après le départ de l’agent de police, le jeune homme à figure plombée, qui fumait en buvant de l’eau-de-vie, rechargea sa pipe, et dit, d’une voix enrouée, au Chourineur:
– Est-ce que tu n’as pas reconnu le bonnet grec? c’est l’homme à la Boulotte, c’est Vélu. Quand j’ai vu entrer les agents, j’ai dit: «Il y a quelque chose»; avec ça que Vélu cachait toujours sa main sous la table.
– C’est tout de même heureux pour le Maître d’école qu’il ne se soit pas trouvé là, reprit l’ogresse. Le bonnet grec l’a demandé plusieurs fois pour des affaires qu’ils ont ensemble… Mais je ne mangerai jamais mes pratiques. Qu’on les arrête, bon… chacun son métier… mais je ne les vends pas… Tiens, quand on parle du loup on en voit la queue, ajouta l’ogresse au moment où un homme et une femme entraient dans le cabaret; voilà justement le Maître d’école et sa largue (sa femme).
Une sorte de frémissement de terreur courut parmi les hôtes du tapis-franc.
Rodolphe lui-même, malgré son intrépidité naturelle, ne put vaincre une légère émotion à la vue de ce redoutable brigand, qu’il contempla pendant quelques instants avec une curiosité mêlée d’horreur.
Le Chourineur avait dit vrai, le Maître d’école s’était affreusement mutilé.
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