D’un bond Rodolphe sauta par-dessus la table.
– Prenez garde à mes assiettes! répéta l’ogresse.
Et le Maître d’école se mit en défense, les deux mains en avant, le haut du corps en arrière, bien campé sur ses robustes reins, et pour ainsi dire arc-bouté sur une de ses jambes énormes… qui ressemblait à un balustre de pierre.
Au moment où Rodolphe s’élançait sur lui, la porte du tapis-franc s’ouvrit violemment; le charbonnier dont nous avons parlé, et qui avait presque six pieds de haut, se précipita dans la salle, écarta rudement le Maître d’école, s’approcha de Rodolphe et lui dit en anglais à l’oreille:
– Monsieur, Tom et Sarah… ils sont au bout de la rue.
À ces mots mystérieux, Rodolphe fit un mouvement de colère, jeta un louis sur le comptoir de l’ogresse et courut vers la porte.
Le Maître d’école tenta de s’opposer au passage de Rodolphe; mais celui-ci, se retournant, lui détacha au milieu du visage deux coups de poing si rudement assenés que le taureau chancela tout étourdi et tomba pesamment à demi renversé sur une table.
– Vive la Charte! je reconnais là mes coups de poing de la fin, s’écria le Chourineur. Encore quelques leçons comme ça, et je les saurai…
Revenu à lui au bout de quelques secondes, le Maître d’école s’élança à la poursuite de Rodolphe.
Ce dernier avait disparu avec le charbonnier dans le sombre dédale des rues de la Cité; il était impossible de le rejoindre.
Au moment où le Maître d’école rentrait écumant de rage, deux hommes, accourant du côté opposé à celui par lequel Rodolphe avait disparu, se précipitèrent dans le tapis-franc, essoufflés, comme s’ils eussent fait rapidement une longue course.
Leur premier mouvement fut de jeter les yeux de côté et d’autre dans la taverne.
– Malheur sur moi! dit l’un, il nous échappe encore!…
– Patience!… les jours ont vingt-quatre heures, et la vie est longue, répondit l’autre personnage.
Ces deux nouveaux venus s’exprimaient en anglais.
VI Thomas Seyton et la comtesse Sarah
Les deux personnages qui venaient d’entrer dans le tapis-franc appartenaient à une classe beaucoup plus élevée que celle des habitués de cette taverne.
L’un, grand, élancé, avait des cheveux presque blanc, les sourcils et les favoris noirs, une figure osseuse et brune, l’air dur, sévère. À son chapeau rond on voyait un crêpe; sa longue redingote noire se boutonnait jusqu’au cou; il portait, par-dessus son pantalon de drap gris collant, des bottes autrefois appelées à la Suwarow.
Son compagnon, de très-petite taille, aussi vêtu de deuil, était pâle et beau. Ses longs cheveux, ses sourcils et ses yeux d’un noir foncé faisaient ressortir la blancheur mate de son visage; à sa démarche, à sa taille, à la délicatesse de ses traits, il était facile de reconnaître dans ce personnage une femme déguisée en homme.
– Tom, demandez à boire, et interrogez ces gens-là sur lui, dit Sarah, toujours en anglais.
– Oui, Sarah, répondit l’homme à cheveux blancs et à sourcils noirs.
S’asseyant à une table pendant que Sarah s’essuyait le front, il dit à l’ogresse en très-bon français et presque sans aucun accent:
– Madame, faites-nous donner quelque chose à boire, s’il vous plaît.
L’entrée de ces deux personnes dans le tapis-franc avait vivement excité l’attention; leurs costumes, leurs manières, annonçaient qu’ils ne fréquentaient jamais ces ignobles tavernes. À leur physionomie inquiète, affairée, on devinait que des motifs importants les amenaient dans ce quartier.
Le Chourineur, le Maître d’école et la Chouette les considéraient avec une avide curiosité.
La Goualeuse, épouvantée de sa rencontre avec la borgnesse, redoutant les menaces du Maître d’école, qui voulait l’emmener avec lui, profita de l’inattention de ces deux misérables, se glissa par la porte restée entr’ouverte et sortit du cabaret.
Le Chourineur et le Maître d’école, dans leur position respective, n’avaient aucun intérêt à élever de nouvelles rixes.
Surprise de l’apparition d’hôtes si nouveaux, l’ogresse partageait l’attention générale. Tom lui dit une seconde fois avec impatience:
– Nous avons demandé quelque chose à boire, madame; ayez la bonté de nous servir.
La mère Ponisse, flattée de cette courtoisie, se leva de son comptoir, vint gracieusement s’appuyer à la table de Tom, et lui dit:
– Voulez-vous un litre de vin ou une bouteille cachetée?
– Donnez-nous une bouteille de vin, des verres et de l’eau.
L’ogresse servit; Tom lui jeta cent sous, et, refusant la monnaie qu’elle voulait lui rendre:
– Gardez cela pour vous, notre hôtesse, et acceptez un verre de vin avec nous.
– Vous êtes bien honnête, monsieur, dit la mère Ponisse en regardant Tom avec plus d’étonnement que de reconnaissance.
– Mais dites-moi, reprit celui-ci, nous avions donné rendez-vous à un de nos camarades dans un cabaret de cette rue; nous nous sommes peut-être trompés.
– C’est ici le Lapin-Blanc, pour vous servir, monsieur.
– C’est bien cela, dit Tom en faisant un signe d’intelligence à Sarah. Oui, c’est bien au Lapin-Blanc qu’il devait nous attendre.
– Et il n’y a pas deux Lapin-Blanc dans la rue, dit orgueilleusement l’ogresse. Mais comment était-il, votre camarade?
– Grand et mince, cheveux et moustaches châtain clair, dit Tom.
– Attendez donc, attendez donc, c’est mon homme de tout à l’heure; un charbonnier d’une très-grande taille est venu le chercher, et ils sont partis ensemble.
– Ce sont eux, dit Tom.
– Et ils étaient seuls ici? demanda Sarah.
– C’est-à-dire, le charbonnier n’est venu qu’un moment, votre autre camarade a soupé ici avec la Goualeuse et le Chourineur; et du regard l’ogresse désigna celui des convives de Rodolphe qui était resté dans le cabaret.
Tom et Sarah se retournèrent vers le Chourineur.
Après quelques minutes d’examen, Sarah dit en anglais à son compagnon:
– Connaissez-vous cet homme?
– Non, Karl avait perdu les traces de Rodolphe à l’entrée de ces rues obscures. Voyant Murph, déguisé en charbonnier, rôder autour de ce cabaret et venir sans cesse regarder au travers des vitres, il s’est douté de quelque chose et il est venu nous avertir.
Pendant cette conversation, tenue à voix basse et en langue étrangère, le Maître d’école disait tout bas à la Chouette en regardant Tom et Sarah:
– Le grand maigre a dégainé cent sous à l’ogresse. Il est bientôt minuit; il pleut, il vente: quand ils vont sortir, nous les suivrons; j’étourdirai le grand et je lui prendrai son argent. Il est avec une femme, il n’osera pas souffler.
– Si la petite crie à la garde, j’ai mon vitriol dans ma poche, je lui casserai la bouteille sur la figure, dit la borgnesse; il faut toujours donner à boire aux enfants pour les empêcher de crier. Puis elle ajouta: Dis donc, Fourline, la première fois que nous trouverons la Pégriotte, faudra l’emmener d’autor [67] . Une fois que nous la tiendrons chez nous, nous lui frotterons le museau avec mon vitriol, ça fait qu’elle ne fera plus la fière avec sa jolie frimousse…
– Tiens, la Chouette, je finirai par t’épouser, dit le Maître d’école; tu n’as pas ta pareille pour l’adresse et le courage… La nuit du marchand de bœufs, je t’ai jugée… j’ai dit: «Voilà ma femme: elle travaillera mieux qu’un homme.»
Après avoir réfléchi un moment, Sarah dit à Tom en lui indiquant le Chourineur:
– Si nous interrogions cet homme sur Rodolphe, peut-être saurions-nous ce qui l’amène ici.
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