Assez étonnée de ne pas être crue sur parole, Sarah tira d’un portefeuille plusieurs papiers, que le notaire examina soigneusement.
– Eh bien! madame, que désirez-vous? L’acte de décès est parfaitement en règle, et les cinquante mille écus ont été acquis à M. Petit-Jean, mon client, par la mort de l’enfant; c’est une des chances des placements viagers, je l’ai fait observer à la personne qui m’a chargé de cette affaire. Quant aux revenus, ils ont été exactement payés par moi jusqu’à la mort de l’enfant.
– Rien de plus loyal que votre conduite en tout ceci, monsieur, je me plais à le reconnaître. La femme à qui l’enfant a été confiée a eu aussi des droits à notre gratitude, elle a eu les plus grands soins de ma pauvre petite nièce.
– Cela est vrai, madame; j’ai même été si satisfait de la conduite de cette femme que, la voyant sans place après la mort de cette enfant, je l’ai prise à mon service, et depuis ce temps elle y est encore.
– M meSéraphin est à votre service, monsieur?
– Depuis quatorze ans, comme femme de charge. Et je n’ai qu’à me louer d’elle.
– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, elle pourrait nous être d’un grand secours si… vous… vouliez bien accueillir une demande qui vous paraîtra étrange, peut-être même… coupable au premier abord; mais quand vous saurez dans quelle intention…
– Une demande coupable, madame! Je ne vous crois pas plus capable de la faire que moi de l’écouter.
– Je sais, monsieur, que vous êtes la dernière personne à qui on devrait adresser une pareille requête; mais je mets tout mon espoir… mon seul espoir, dans votre pitié. En tout cas, je puis compter sur votre discrétion?
– Oui, madame.
– Je continue donc. La mort de cette pauvre petite fille a jeté sa mère dans une désolation telle que sa douleur est aussi vive aujourd’hui qu’il y a quatorze ans, et qu’après avoir craint pour sa vie, aujourd’hui nous craignons pour sa raison.
– Pauvre mère! dit M. Ferrand avec un soupir.
– Oh! oui, bien malheureuse mère, monsieur; car elle ne pouvait que rougir de la naissance de sa fille à l’époque où elle l’a perdue, tandis qu’à cette heure les circonstances sont telles que ma sœur, si son enfant vivait encore, pourrait la légitimer, s’en enorgueillir, ne plus jamais la quitter. Aussi, ce regret incessant venant se joindre à ses autres chagrins, nous craignons à chaque instant de voir sa raison s’égarer.
– Il n’y a malheureusement rien à faire à cela.
– Si, monsieur.
– Comment, madame?
– Supposez qu’on vienne dire à la pauvre mère: «On a cru votre fille morte, elle ne l’est pas; la femme qui a pris soin d’elle étant toute petite pourrait l’affirmer.»
– Un tel mensonge serait cruel, madame… pourquoi donner en vain un espoir à cette pauvre mère?
– Mais, si ce n’était pas un mensonge, monsieur? Ou plutôt si cette supposition pouvait se réaliser?
– Par un miracle? S’il ne fallait pour l’obtenir que joindre mes prières aux vôtres, je les joindrais du plus profond de mon cœur… croyez-le, madame… Malheureusement l’acte de décès est formel.
– Mon Dieu, je le sais, monsieur, l’enfant est mort; et pourtant, si vous vouliez, le malheur ne serait pas irréparable.
– Est-ce une énigme, madame?
– Je parlerai donc plus clairement… Que ma sœur retrouve demain sa fille, non-seulement elle renaît à la vie, mais encore elle est sûre d’épouser le père de cet enfant, aujourd’hui libre comme elle. Ma nièce est morte à six ans. Séparée de ses parents dès l’âge le plus tendre, ils n’ont conservé d’elle aucun souvenir… Supposez qu’on trouve une jeune fille de dix-sept ans, ma nièce aurait maintenant cet âge… une jeune fille comme il y en a tant, abandonnée de ses parents; qu’on dise à ma sœur: «Voilà votre fille, car on vous a trompée: de graves intérêts ont voulu qu’on la fît passer pour morte. La femme qui l’a élevée, un notaire respectable, vous affirmeront, vous prouveront que c’est bien elle…»
Jacques Ferrand, après avoir laissé parler la comtesse sans l’interrompre, se leva brusquement et s’écria d’un air indigné:
– Assez… assez!… Madame! Oh! cela est infâme!
– Monsieur!
– Oser me proposer à moi… à moi… une supposition d’enfant… l’anéantissement d’un acte de décès… une action criminelle, enfin! C’est la première fois de ma vie que je subis un pareil outrage… et je ne l’ai pourtant pas mérité, mon Dieu… vous le savez!
– Mais, monsieur, à qui cela fait-il du tort? Ma sœur et la personne qu’elle désire épouser sont veufs et sans enfants… tous deux regrettent amèrement la fille qu’ils ont perdue. Les tromper… mais c’est les rendre au bonheur, à la vie… mais c’est assurer le sort le plus heureux à quelque pauvre fille abandonnée… c’est donc là une noble, une généreuse action, et non pas un crime.
– En vérité, s’écria le notaire avec une indignation croissante, j’admire combien les projets les plus exécrables peuvent se colorer de beaux semblants!
– Mais, monsieur, réfléchissez…
– Je vous répète, madame, que cela est infâme… C’est une honte de voir une femme de votre qualité machiner de telles abominations… auxquelles votre sœur, je l’espère, est étrangère…
– Monsieur…
– Assez, madame, assez!… Je ne suis pas galant, moi… Je vous dirais brutalement de dures vérités…
Sarah jeta sur le notaire un de ces regards noirs, profonds, presque acérés, et lui dit froidement:
– Vous refusez?
– Pas de nouvelle insulte, madame!…
– Prenez garde!…
– Des menaces?…
– Des menaces… Et pour vous prouver qu’elles ne seraient pas vaines, apprenez d’abord que je n’ai pas de sœur…
– Comment, madame?
– Je suis la mère de cet enfant…
– Vous?…
– Moi!… J’avais pris un détour pour arriver à mon but, imaginé une fable pour vous intéresser… Vous êtes impitoyable… Je lève le masque… Vous voulez la guerre… eh bien! la guerre…
– La guerre? Parce que je refuse de m’associer à une machination criminelle! Quelle audace!…
– Écoutez-moi, monsieur… votre réputation d’honnête homme est faite et parfaite… retentissante et immense…
– Parce qu’elle est méritée… Aussi faut-il avoir perdu la raison pour oser me faire des propositions comme les vôtres!…
– Mieux que personne je sais, monsieur, combien il faut se défier de ces réputations de vertu farouche, qui souvent voilent la galanterie des femmes et la friponnerie des hommes…
– Vous oseriez dire, madame…
– Depuis le commencement de notre entretien, je ne sais pourquoi… je doute que vous méritiez l’estime et la considération dont vous jouissez.
– Vraiment, madame? Ce doute fait honneur à votre perspicacité.
– N’est-ce pas…? Car ce doute est fondé sur des riens… sur l’instinct, sur des pressentiments inexplicables… mais rarement ces prévisions m’ont trompée.
– Finissons cet entretien, madame.
– Avant, connaissez ma résolution… Je commence par vous dire, de vous à moi, que je suis convaincue de la mort de ma pauvre fille… Mais il n’importe, je prétendrai qu’elle n’est pas morte: les causes les plus invraisemblables se plaident… Vous êtes à cette heure dans une position telle que vous devez avoir beaucoup d’envieux, ils regarderont comme une bonne fortune l’occasion de vous attaquer… je la leur fournirai…
– Vous?
– Moi, en vous attaquant sous quelque prétexte absurde, sur une irrégularité dans l’acte de décès, je suppose… il n’importe. Je soutiendrai que ma fille n’est pas morte. Comme j’ai le plus grand intérêt à faire croire qu’elle vit encore, quoique perdu, ce procès me servira en donnant un retentissement immense à cette affaire. Une mère qui réclame son enfant est toujours intéressante; j’aurai pour moi vos envieux, vos ennemis, et toutes les âmes sensibles et romanesques.
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