Dans son brusque reflux, cette eau lui jaillit au visage…
À travers une foule de bulles d’air qui remontent à la surface du canal, il y voit s’y engouffrer rapidement une femme qui se débat… qui se débat…
Et il se voit, lui et la Chouette, se sauver précipitamment des bords du canal Saint-Martin, en emportant une caisse enveloppée de toile noire.
Néanmoins, il assiste à toutes les phases de l’agonie de la victime que lui et la Chouette viennent de jeter dans le canal.
Après cette première immersion, il voit la femme remonter à fleur d’eau et agiter précipitamment ses bras comme quelqu’un qui, ne sachant pas nager, essaye en vain de se sauver.
Puis il entend un grand cri.
Ce cri extrême, désespéré, se termine par le bruit sourd, saccadé d’une ingurgitation involontaire… et la femme redescend une seconde fois au-dessous de l’eau.
La chouette, qui plane toujours immobile, parodie le râle convulsif de la noyée, comme elle a parodié les gémissements du marchand de bestiaux.
Au milieu d’éclats de rire funèbres, la chouette répète:
– Glou… glou… glou…
Les échos souterrains redisent ces cris.
Submergée une seconde fois, la femme suffoque et fait, malgré elle, un violent mouvement d’aspiration; mais, au lieu d’air, c’est encore de l’eau qu’elle aspire…
Alors sa tête se renverse en arrière, son visage s’injecte et bleuit, son cou devient livide et gonflé, ses bras se roidissent et, dans une dernière convulsion, la noyée agonisante agite ses pieds, qui reposaient sur la vase.
Elle est alors entourée d’un nuage de bourbe noirâtre qui remonte avec elle à la surface de l’eau.
À peine la noyée exhale-t-elle son dernier souffle qu’elle est déjà couverte d’une myriade de reptiles microscopiques, vorace et horrible vermine de la bourbe…
Le cadavre reste un moment à flot, oscille encore quelque peu, puis s’abîme lentement, horizontalement, les pieds plus bas que la tête, et commence à suivre entre deux eaux le courant du canal.
Quelquefois le cadavre tourne sur lui-même, et son visage se trouve en face du Maître d’école; alors le spectre le regarde fixement de ses deux gros yeux glauques, vitreux, opaques… ses lèvres violettes s’agitent…
Le Maître d’école est loin de la noyée, et pourtant elle lui murmure à l’oreille: «Glou… glou… glou…» en accompagnant ces mots bizarres du bruit singulier que fait un flacon submergé en se remplissant d’eau.
La chouette répète: «Glou… glou… glou…» en agitant ses ailes, et s’écrie:
– La femme du canal Saint-Martin!… Assassin!… Assassin!… Assassin!…
Les échos souterrains lui répondent… mais, au lieu de se perdre peu à peu dans les entrailles de la terre, ils deviennent de plus en plus retentissants et semblent se rapprocher.
Le Maître d’école croit entendre ces éclats de rire retentir d’un pôle à l’autre.
La vision de la noyée disparaît.
Le lac de sang, au delà duquel le Maître d’école voit toujours Rodolphe, devient d’un noir bronzé; puis il rougit et se change bientôt en une fournaise liquide telle que du métal en fusion; puis ce lac de feu s’élève, monte… monte… vers le ciel ainsi qu’une trombe immense.
Bientôt, c’est un horizon incandescent comme du fer chauffé à blanc.
Cet horizon immense, infini, éblouit et brûle à la fois les regards du Maître d’école; cloué à sa place, il ne peut en détourner la vue.
Alors, sur ce fond de lave ardente, dont la réverbération le dévore, il voit lentement passer et repasser un à un les spectres noirs et gigantesques de ses victimes.
– La lanterne magique du remords… du remords!… du remords! s’écrie la chouette en battant des ailes et en riant aux éclats.
Malgré les douleurs intolérables que lui cause cette contemplation incessante, le Maître d’école a toujours les yeux attachés sur les spectres qui se meuvent dans la nappe enflammée.
Il éprouve alors quelque chose d’épouvantable.
Passant par tous les degrés d’une torture sans nom, à force de regarder ce foyer torréfiant, il sent ses prunelles, qui ont remplacé le sang dont ses orbites étaient remplies, devenir chaudes, brûlantes, se fondre à cette fournaise, fumer, bouillonner, et enfin se calciner dans leurs cavités comme dans deux creusets de fer rouge.
Par une effroyable faculté, après avoir vu autant que senti les transformations successives de ses prunelles en cendres, il retombe dans les ténèbres de sa première cécité.
Mais voilà que tout à coup ses douleurs intolérables s’apaisent par enchantement.
Un souffle aromatique d’une fraîcheur délicieuse a passé sur ses orbites brûlantes encore.
Ce souffle est un suave mélange des senteurs printanières qu’exhalent les fleurs champêtres baignées d’une humide rosée.
Le Maître d’école entend autour de lui un bruissement léger comme celui de la brise qui se joue dans le feuillage, comme celui d’une source d’eau vive qui ruisselle et murmure sur son lit de cailloux et de mousse.
Des milliers d’oiseaux gazouillent de temps à autre les plus mélodieuses fantaisies; s’ils se taisent, des voix enfantines d’une angélique pureté chantent des paroles étranges, inconnues, des paroles pour ainsi dire ailées, que le Maître d’école entend monter aux cieux avec un léger frémissement.
Un sentiment de bien-être moral, d’une mollesse, d’une langueur indéfinissables, s’empare peu à peu de lui.
Épanouissement de cœur, ravissement d’esprit, rayonnement d’âme dont aucune impression physique, si enivrante qu’elle soit, ne saurait donner une idée!
Le Maître d’école se sent doucement planer dans une sphère lumineuse, éthérée; il lui semble qu’il s’élève à une distance incommensurable de l’humanité.
Après avoir goûté quelques moments cette félicité sans nom, il se retrouve dans le ténébreux abîme de ses pensées habituelles.
Il rêve toujours, mais il n’est plus que le brigand musclé qui blasphème et se damne dans des accès de fureur impuissante.
Une voix retentit, sonore, solennelle.
C’est la voix de Rodolphe!
Le Maître d’école frémit d’épouvante; il a vaguement la conscience de rêver, mais l’effroi que lui inspire Rodolphe est si formidable qu’il fait, mais en vain, tous ses efforts pour échapper à cette nouvelle vision.
La voix parle… il écoute.
L’accent de Rodolphe n’est pas courroucé; il est rempli de tristesse, de compassion.
– Pauvre misérable, dit-il au Maître d’école, l’heure du repentir n’a pas encore sonné pour vous. Dieu seul sait quand elle sonnera. La punition de vos crimes est incomplète encore. Vous avez souffert, vous n’avez pas expié; la destinée poursuit son œuvre de haute justice. Vos complices sont devenus vos tourmenteurs; une femme, un enfant vous domptent, vous torturent…
«En vous infligeant un châtiment terrible comme vos crimes, je vous l’avais dit… je vous l’avais dit! rappelez-vous mes paroles:
«Tu as criminellement abusé de ta force… je paralyserai ta force… Les plus vigoureux, les plus féroces tremblaient devant toi… tu trembleras devant les plus faibles!
«Vous avez quitté l’obscure retraite où vous pouviez vivre pour le repentir et pour l’expiation…
«Vous avez eu peur du silence et de la solitude…
«Tout à l’heure vous avez un moment envié la vie paisible des laboureurs de cette ferme: mais il était trop tard… trop tard!
«Presque sans défense, vous vous rejetez au milieu d’une tourbe de scélérats et d’assassins, et vous avez craint de demeurer plus longtemps auprès d’honnêtes gens chez lesquels on vous avait placé…
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