– Hélas! monsieur, ce garçon de ferme et moi nous ne viendrions peut-être pas à bout de mon pauvre papa si ses convulsions le prenaient… Est-ce que vous ne pourriez pas venir aussi, vous qui avez l’air si bon… si bon?
– Moi, mon enfant, je couche, ainsi que les autres laboureurs, dans un corps de logis tout au fond de la cour. Mais rassure-toi, Jean-René est vigoureux, il abattrait un taureau par les cornes. D’ailleurs, s’il fallait quelqu’un pour vous aider, il irait avertir notre vieille cuisinière: elle couche au premier à côté de notre dame et de notre demoiselle… et au besoin la bonne femme sert de garde-malade, tant elle est soigneuse.
– Oh! merci, merci! mon digne monsieur, je vas prier le bon Dieu pour vous, car vous êtes bien charitable d’avoir comme cela pitié de mon pauvre papa.
– Bien, mon enfant… Allons, bonsoir; il faut espérer que tu n’auras besoin du secours de personne pour contenir ton père. Rentre, il t’attend peut-être.
– J’y cours. Bonne nuit, monsieur.
– Dieu te garde, mon enfant!…
Et le vieux laboureur s’éloigna.
À peine eut-il le dos tourné que le petit boiteux lui fit ce geste suprêmement moqueur et insultant, familier aux gamins de Paris: geste qui consiste à se frapper la nuque du plat de la main gauche, et à plusieurs reprises, en lançant chaque fois en avant la main droite tout ouverte.
Avec une astuce diabolique, ce dangereux enfant venait de surprendre une partie des renseignements qu’il voulait avoir pour servir les sinistres projets de la Chouette et du Maître d’école. Il savait déjà que le corps du logis où il allait coucher n’était habité que par M meGeorges, Fleur-de-Marie, une vieille cuisinière et un garçon de ferme.
Tortillard, en rentrant dans la chambre qu’il occupait avec le Maître d’école, se garda bien de s’approcher de lui. Ce dernier l’entendit et lui dit à voix basse:
– D’où viens-tu encore, gredin?
– Vous êtes bien curieux, sans yeux…
– Oh! tu vas me payer tout ce que tu m’as fait souffrir et endurer ce soir, enfant de malheur! s’écria le Maître d’école: et il se leva furieux, cherchant Tortillard à tâtons, en s’appuyant aux murailles pour se guider. Je t’étoufferai, va, méchante vipère!…
– Pauvre papa… nous sommes donc bien gai, que nous jouons à colin-maillard avec notre petit enfant chéri? dit Tortillard en ricanant et en échappant le plus facilement du monde aux poursuites du Maître d’école.
Celui-ci, d’abord emporté par un mouvement de colère irréfléchi, fut bientôt obligé, comme toujours, de renoncer à atteindre le fils de Bras-Rouge.
Forcé de subir sa persécution effrontée jusqu’au moment où il pourrait se venger sans péril, le brigand, dévorant son courroux impuissant, se jeta sur son lit en blasphémant.
– Pauvre papa… est-ce que tu as une rage de dents… que tu jures comme ça? Et M. le curé, qu’est-ce qu’il dirait s’il t’entendait?… il te mettrait en pénitence…
– Bien! bien! reprit le brigand d’une voix sourde et contrainte après un long silence, raille-moi, abuse de mon malheur… lâche que tu es… C’est beau, va! C’est généreux!
– Oh! c’te balle! généreux! Que ça de toupet! s’écria Tortillard en éclatant de rire. Excusez!… avec ça que vous mettiez des mitaines pour ficher des volées à tout le monde à tort et à travers, quand vous n’étiez pas borgne de chaque œil!
– Mais je ne t’ai jamais fait de mal… à toi… pourquoi me tourmentes-tu ainsi?
– Parce que vous avez dit des sottises à la Chouette d’abord… Et quand je pense que Monsieur voulait se donner le genre de rester ici en faisant le câlin avec les paysans… monsieur voulait peut-être se mettre au lait d’ânesse?
– Gredin que tu es! Si j’avais eu la possibilité de rester à cette ferme, que le tonnerre écrase maintenant! tu m’en aurais presque empêché avec tes insolences.
– Vous! rester ici! En voilà une farce! Et qu’est-ce qui aurait été la bête de souffrance de M mela Chouette? Moi peut-être? Merci, je sors d’en prendre.
– Méchant avorton!
– Avorton! tiens, raison de plus; je dis comme ma tante la Chouette, il n’y a rien de plus amusant que de vous faire rager à mort, vous qui me tueriez d’un coup de poing… c’est bien plus délicat que si vous étiez faible… Vous étiez joliment drôle, allez, ce soir, à table… Dieu de Dieu! quelle comédie je me donnais à moi tout seul… un vrai pourtour de la Gaîté! À chaque coup de pied que je vous allongeais en sourdine, la colère vous portait le sang à la tête et vos yeux blancs devenaient rouges au bord; il ne leur manquait qu’un peu de bleu au milieu; avec ça ils auraient été tricolores… deux vrais cocardes de sergent de ville, quoi!
– Allons, voyons, tu aimes à rire, tu es gai… bah!… c’est de ton âge; je ne me fâche pas, dit le Maître d’école d’un ton affectueux et dégagé, espérant apitoyer Tortillard; mais, au lieu de rester là à me blaguer, tu ferais mieux de te souvenir de ce que t’a dit la Chouette, que tu aimes tant; tu devrais tout examiner, prendre des empreintes. As-tu entendu? Ils ont parlé d’une grosse somme d’argent qu’ils auront ici lundi… Nous y reviendrions avec les amis et nous ferions un bon coup. Bah! j’étais bien bête de vouloir rester ici… j’en aurais eu assez au bout de huit jours, de ces bonasses de paysans… n’est-ce pas, mon garçon? dit le brigand pour flatter Tortillard.
– Vous m’auriez fait de la peine, parole d’honneur! dit le fils de Bras-Rouge en ricanant.
– Oui, oui, il y a un bon coup à faire ici… Et quand même il n’y aurait rien à voler, je reviendrai dans cette maison avec la Chouette pour me venger, dit le brigand d’une voix altérée par la fureur et par la haine; car c’est, bien sûr, ma femme qui a excité contre moi cet infernal Rodolphe; et en m’aveuglant ne m’a-t-il pas mis à la merci de tout le monde… de la Chouette, d’un gamin comme toi?… Eh bien! puisque je ne peux pas me venger sur lui… je me vengerai sur ma femme!… Oui, elle payera pour tous… quand je devrais mettre le feu à cette maison et m’ensevelir moi-même sous ses décombres… Oh! je voudrais… je voudrais…!
– Vous voudriez bien la tenir, votre femme, hein, vieux? Et dire qu’elle est à dix pas de vous… c’est ça qu’est vexant! Si je voulais, je vous conduirais à la porte de sa chambre… moi… car je sais où elle est, sa chambre… je le sais, je le sais, je le sais, ajouta Tortillard en chantonnant, selon son habitude.
– Tu sais où est sa chambre! s’écria le Maître d’école avec une joie féroce, tu le sais?…
– Je vous vois venir, dit Tortillard; je vas vous faire faire le beau sur vos pattes de derrière, comme un chien à qui on montre un os… Attention, vieux Azor!
– Tu sais où est la chambre de ma femme? répéta le brigand en se tournant du côté où il entendait la voix de Tortillard.
– Oui, je le sais; et ce qu’il y a de fameux, c’est qu’un seul garçon de ferme couche dans le corps de logis où nous sommes; je sais où est sa porte, la clef est après: crac! un tour, et il est enfermé… Allons, debout, vieux Azor!
– Qui t’a dit cela? s’écria le brigand en se levant involontairement.
– Bien, Azor… À côté de la chambre de votre femme couche une vieille cuisinière… un autre tour de clef, et nous sommes maîtres de la maison, maîtres de votre femme et de la jeune fille à la mante grise que nous venions enlever… Maintenant, la patte, vieux Azor, faites le beau pour ce maître! Tout de suite.
– Tu mens, tu mens!… Comment saurais-tu cela?
– Moi boiteux, mais moi pas bête… Tout à l’heure j’ai inventé de dire à ce vieux bibard de laboureur que la nuit vous aviez quelquefois des convulsions, et je lui ai demandé où je pourrais trouver du secours si vous aviez votre attaque… Alors il m’a répondu que, si ça vous prenait, je pourrais éveiller le valet et la cuisinière, et il m’a enseigné où ils couchaient… l’un en bas, l’autre en haut… au premier, à côté de votre femme, votre femme, votre femme!…
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