Et Tortillard de répéter son chant monotone.
Après un long silence, le Maître d’école lui dit d’une voix calme, avec une sincère et effrayante résolution:
– Écoute… J’ai assez de la vie… Tout à l’heure… eh bien! oui… je l’avoue… j’ai eu une espérance qui me fait maintenant paraître mon sort plus affreux encore… La prison, le bagne, la guillotine, ne sont rien auprès de ce que j’endure depuis ce matin… et cela, j’aurai à l’endurer toujours… Conduis-moi à la chambre de ma femme; j’ai là mon couteau… je la tuerai… On me tuera après, ça m’est égal… La haine m’étouffe… Je serai vengé… ça me soulagera… Ce que j’endure, c’est trop, c’est trop! pour moi devant qui tout tremblait. Tiens, vois-tu… si tu savais ce que je souffre… tu aurais pitié de moi… Depuis un instant il me semble que mon crâne va éclater… mes veines battent à se rompre… mon cerveau s’embarrasse…
– Un rhume de cerveau, vieux?… connu… Éternuez… ça le purge…, dit Tortillard en éclatant encore de rire. Voulez-vous une prise?
Et, frappant brusquement sur le dos de sa main gauche fermée, comme il eût frappé sur le couvercle d’une tabatière, il chantonna:
J’ai du bon tabac dans ma tabatière;
J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas.
– Oh! mon Dieu! mon Dieu! ils veulent me rendre fou! s’écria le brigand, devenu véritablement presque insensé par une sorte d’éréthisme de vengeance sanguinaire, ardente, implacable, qui cherchait en vain à s’assouvir.
L’exubérance des forces de ce monstre ne pouvait être égalée que par leur impuissance.
Qu’on se figure un loup affamé, furieux, hydrophobe, harcelé pendant tout un jour par un enfant à travers les barreaux de sa case, et sentant à deux pas de lui une victime qui satisferait à la fois et sa faim et sa rage.
Au dernier sarcasme de Tortillard, le brigand perdit presque la tête.
À défaut de victime, il voulut, dans sa frénésie, répandre son propre sang… le sang l’étouffait.
Un moment il fut décidé à se tuer, il aurait eu à la main un pistolet armé, qu’il n’eût pas hésité. Il fouilla dans sa poche, en tira un long couteau-poignard, l’ouvrit, le leva pour s’en frapper… Mais, si rapides que fussent ses mouvements, la réflexion, la peur, l’instinct vital les devancèrent.
Le courage manqua au meurtrier, son bras armé retomba sur ses genoux.
Tortillard avait suivi ses mouvements d’un œil attentif; lorsqu’il vit le dénoûment inoffensif de cette velléité tragique, il s’écria en ricanant:
– Garçon, un duel!… plumez les canards…
Le Maître d’école, craignant de perdre la raison dans un dernier et inutile éclat de fureur, ne voulut pas, si cela se peut dire, entendre cette nouvelle insulte de Tortillard, qui raillait si insolemment la lâcheté de cet assassin reculant devant le suicide. Désespérant d’échapper à ce qu’il appelait, par une sorte de fatalité vengeresse, la cruauté de cet enfant maudit, le brigand voulut tenter un dernier effort en s’adressant à la cupidité du fils de Bras-Rouge.
– Oh! lui dit-il d’une voix presque suppliante, conduis-moi à la porte de ma femme; tu prendras tout ce que tu voudras dans sa chambre, et puis tu te sauveras; tu me laisseras seul… tu crieras au meurtre, si tu veux! On m’arrêtera, on me tuera sur la place… tant mieux!… je mourrai vengé, puisque je n’ai pas le courage d’en finir… Oh! conduis-moi… conduis-moi; il y a, bien sûr, chez elle, de l’or, des bijoux: je te dis que tu prendras tout… pour toi tout seul… entends-tu?… pour toi tout seul… je ne te demande que de me conduire à la porte, près d’elle.
– Oui… j’entends bien; vous voulez que je vous mène à sa porte… et puis à son lit… et puis que je vous dise où frapper, et puis que je vous guide le bras, n’est-ce pas? Vous voulez enfin me faire servir de manche à votre couteau!… vieux monstre! reprit Tortillard avec une expression de mépris, de colère et d’horreur qui, pour la première fois de la journée, rendit sérieuse sa figure de fouine, jusqu’alors railleuse et effrontée. On me tuerait plutôt… entendez-vous… que de me forcer à vous conduire chez votre femme.
– Tu refuses?
Le fils de Bras-Rouge ne répondit rien.
Il s’approcha pieds nus, et sans être entendu, du Maître d’école, qui, assis sur son lit, tenait toujours son grand couteau à la main; puis, avec une adresse et une prestesse merveilleuses, Tortillard lui enleva cette arme et fut d’un bond à l’autre bout de la chambre.
– Mon couteau! mon couteau! s’écria le brigand en étendant les bras.
– Non, car vous seriez capable de demander demain matin à parler à votre femme et de vous jeter sur elle pour la tuer… puisque vous avez assez de la vie, comme vous dites, et que vous êtes assez poltron pour ne pas oser vous tuer vous-même…
– Il défend ma femme contre moi maintenant! s’écria le bandit, dont la pensée commençait à s’obscurcir. C’est donc le démon que ce petit monstre! Où suis-je? Pourquoi la défend-il?
– Pour te faire bisquer…, dit Tortillard; et sa physionomie reprit son masque d’impudente raillerie.
– Ah! c’est comme ça! murmura le Maître d’école dans un complet égarement, eh bien! je vais mettre le feu à la maison!… nous brûlerons tous!… tous!… j’aime mieux cette fournaise-là que l’autre… La chandelle?… la chandelle?…
– Ah! ah! ah! s’écria Tortillard en éclatant de rire de nouveau; si on ne t’avait pas soufflé ta chandelle… à toi… et pour toujours… tu verrais que la nôtre est éteinte depuis une heure…
Et Tortillard de dire en chantonnant:
Ma chandelle est morte,
Je n’ai plus de feu…
Le Maître d’école poussa un sourd gémissement, étendit les bras et tomba de toute sa hauteur sur le carreau, la face contre terre, frappé d’un coup de sang, et il resta sans mouvement.
– Connu, vieux! dit Tortillard; c’est une frime pour me faire venir auprès de toi et pour me ficher une ratapiole… Quand tu auras assez fait la planche sur le carreau, tu te relèveras.
Et le fils de Bras-Rouge, décidé à ne pas s’endormir, de crainte d’être surpris à tâtons par le Maître d’école, resta assis sur sa chaise, les yeux attentivement fixés sur le brigand, persuadé que celui-ci lui tendait un piège, et ne le croyant nullement en danger.
Pour s’occuper agréablement, Tortillard tira mystérieusement de sa poche une petite bourse de soie rouge et compta lentement et avec des regards de convoitise et de jubilation dix-sept pièces d’or qu’elle contenait.
Voici la source des richesses mal acquises de Tortillard:
On se souvient que M med’Harville allait être surprise par son mari lors du fatal rendez-vous qu’elle avait accordé au commandant. Rodolphe, en donnant une bourse à la jeune femme, lui avait dit de monter au cinquième étage chez les Morel, sous le prétexte de leur apporter des secours. M med’Harville gravissait rapidement l’escalier, tenant la bourse à la main, lorsque Tortillard, descendant de chez le charlatan, guigna la bourse de l’œil, fit semblant de tomber en passant auprès de la marquise, la heurta et, dans le choc, lui enleva subtilement la bourse. M med’Harville, éperdue, entendant les pas de son mari, s’était hâtée d’arriver au cinquième, sans pouvoir se plaindre du vol audacieux du petit boiteux.
Après avoir compté et recompté son or, Tortillard, n’entendant plus aucun bruit dans la ferme, alla pieds nus, l’oreille au guet, abritant sa lumière dans sa main, prendre des empreintes de quatre portes qui ouvraient sur le corridor, prêt à dire, si on le surprenait hors de sa chambre, qu’il allait chercher du secours pour son père.
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