«- Et les aider… à replonger. Bien, bourgeois!
«- Il faudra même que la promenade se fasse après le soleil couché, afin que la nuit soit noire lorsqu’elles tomberont à l’eau.
«- Non, bourgeois; car si on n’y voit pas clair, comment saura-t-on si les deux femmes ont bu leur soûl, ou si elles en veulent encore?
«- C’est juste… Alors l’accident aura lieu avant le coucher du soleil.
«- À la bonne heure, bourgeois. Mais la vieille ne se doutera de rien?
«- Non. En arrivant elle vous dira à l’oreille: «Il faut noyer la petite; un peu avant de faire enfoncer le bateau, faites-moi signe pour que je sois prête à me sauver avec vous.» Vous répondrez à la vieille de manière à éloigner ses soupçons.
«- De façon qu’elle croira mener la petite blonde boire…
«- Et qu’elle boira avec la petite blonde.
«- C’est crânement arrangé, bourgeois.
«- Et surtout que la vieille ne se doute de rien!
«- Calmez-vous, bourgeois, elle avalera ça doux comme miel.
«- Allons, bonne chance, mon garçon! Si je suis content, peut-être je vous emploierai encore.
«- À votre service, bourgeois!»
«Là-dessus, dit le brigand en terminant sa narration, j’ai quitté l’homme au manteau, j’ai regagné mon bateau et, en passant devant la galiote, j’ai raflé le butin de tout à l’heure.
On voit, par le récit de Nicolas, que le notaire voulait, au moyen d’un double crime, se débarrasser à la fois de Fleur-de-Marie et de M meSéraphin, en faisant tomber celle-ci dans le piège qu’elle croyait seulement tendu à la Goualeuse.
Avons-nous besoin de répéter que, craignant à juste titre que la Chouette n’apprît, d’un moment à l’autre, à Fleur-de-Marie qu’elle avait été abandonnée par M meSéraphin, Jacques Ferrand se croyait un puissant intérêt à faire disparaître cette jeune fille, dont les réclamations auraient pu le frapper mortellement et dans sa fortune et dans sa réputation?
Quant à M meSéraphin, le notaire, en la sacrifiant, se défaisait de l’un des deux complices (Bradamanti était l’autre) qui pouvaient le perdre en se perdant eux-mêmes, il est vrai; mais Jacques Ferrand croyait ses secrets mieux gardés par la tombe que par l’intérêt personnel.
La veuve du supplicié et Calebasse avaient attentivement écouté Nicolas, qui ne s’était interrompu que pour boire avec excès. Aussi commençait-il à parler avec une exaltation singulière:
– Ça n’est pas tout, reprit-il; j’ai emmanché une autre affaire avec la Chouette et Barbillon, de la rue aux Fèves. C’est un fameux coup crânement monté; et, si nous ne le manquons pas, il y aura de quoi frire, je m’en vante. Il s’agit de dépouiller une courtière en diamants, qui a quelquefois pour des cinquante mille francs de pierreries dans son cabas.
– Cinquante mille francs! s’écrièrent la mère et la fille, dont les yeux étincelèrent de cupidité.
– Oui… rien que ça. Bras-Rouge en sera. Hier il a déjà empaumé la courtière par une lettre que nous lui avons portée nous deux Barbillon, boulevard Saint-Denis. C’est un fameux homme que Bras-Rouge! Comme il a de quoi, on ne se méfie pas de lui. Pour amorcer la courtière, il lui a déjà vendu un diamant de quatre cents francs. Elle ne se défiera pas de venir, à la tombée du jour, dans son cabaret des Champs-Élysées. Nous serons là cachés. Calebasse viendra aussi, elle gardera mon bateau le long de la Seine. S ’il faut emballer la courtière morte ou vive, ça sera une voiture commode et qui ne laisse pas de traces. En voilà un plan! Gueux de Bras-Rouge, quelle sorbonne!
– Je me défie toujours de Bras-Rouge, dit la veuve. Après l’affaire de la rue Montmartre, ton frère Ambroise a été à Toulon et Bras-Rouge a été relâché.
– Parce qu’il n’y avait pas de preuves contre lui; il est si malin! Mais trahir les autres… jamais!
La veuve secoua la tête, comme si elle n’eût été qu’à demi convaincue de la probité de Bras-Rouge. Après quelques moments de réflexion, elle dit:
– J’aime mieux l’affaire du quai de Billy pour demain ou après-demain soir… la noyade des deux femmes… Mais Martial nous gênera… comme toujours…
– Le tonnerre du diable ne nous débarrassera donc pas de lui?… s’écria Nicolas à moitié ivre, en plantant avec fureur son long couteau dans la table.
– J’ai dit à ma mère que nous en avions assez, que ça ne pouvait pas durer, reprit Calebasse. Tant qu’il sera ici, on ne pourra rien faire des enfants…
– Je vous dis qu’il est capable de nous dénoncer un jour ou l’autre, le brigand! dit Nicolas. Vois-tu, la mère… si tu m’en avais cru…, ajouta-t-il d’un air farouche et significatif en regardant sa mère, tout serait dit…
– Il y a d’autres moyens.
– C’est le meilleur! dit le brigand.
– Maintenant… non, répondit la veuve, d’un ton si absolu que Nicolas se tut, dominé par l’influence de sa mère, qu’il savait aussi criminelle, aussi méchante, mais encore plus déterminée que lui.
La veuve ajouta:
– Demain matin il quittera l’île pour toujours.
– Comment? dirent à la fois Calebasse et Nicolas.
– Il va rentrer; cherchez-lui querelle… mais hardiment, en face… comme vous n’avez jamais osé le faire… Venez-en aux coups, s’il le faut… Il est fort… mais vous serez deux, et je vous aiderai… Surtout pas de couteaux!… Pas de sang… qu’il soit battu, pas blessé.
– Et puis après, la mère? demanda Nicolas.
– Après… on s’expliquera… Nous lui dirons de quitter l’île demain… sinon que tous les jours la scène de ce soir recommencera… Je le connais, ces batteries continuelles le dégoûteront. Jusqu’à présent on l’a laissé trop tranquille…
– Mais il est entêté comme un mulet; il est capable de vouloir rester tout de même à cause des enfants…, dit Calebasse.
– C’est un gueux fini… mais une batterie ne lui fait pas peur, dit Nicolas.
– Une… oui, dit la veuve, mais tous les jours, tous les jours… c’est l’enfer… il cédera…
– Et s’il ne cédait pas?
– Alors j’ai un autre moyen sûr de le forcer à partir cette nuit, ou demain matin au plus tard, reprit la veuve avec un sourire étrange.
– Vraiment, la mère?
– Oui, mais j’aimerais mieux l’effrayer par les batteries: si je n’y réussissais pas… alors, à l’autre moyen.
– Et si l’autre moyen ne réussissait pas non plus, la mère? dit Nicolas.
– Il y en a un dernier qui réussit toujours, répondit la veuve.
Tout à coup la porte s’ouvrit, Martial entra.
Il ventait si fort au-dehors qu’on n’avait pas entendu les aboiements des chiens annoncer le retour du fils aîné de la veuve du supplicié.
Ignorant les mauvais desseins de sa famille, Martial entra lentement dans la cuisine.
Quelques mots de la Louve, dans son entretien avec Fleur-de-Marie, ont déjà fait connaître la singulière existence de cet homme.
Doué de bons instincts naturels, incapable d’une action positivement basse ou méchante. Martial n’en menait pas moins une conduite peu régulière. Il pêchait en fraude, et sa force, son audace, inspiraient assez de crainte aux gardes-pêche pour qu’ils fermassent les yeux sur son braconnage de rivière.
À cette industrie déjà très-peu légale, Martial en joignait une autre fort illicite.
Bravo redouté, il se chargeait volontiers, plus encore par excès de courage, par crânerie, que par cupidité, de venger, dans des rencontres de pugilat ou de bâton, les victimes d’adversaires d’une force trop inégale; il faut dire que Martial choisissait d’ailleurs avec assez de droiture les causes qu’il plaidait à coups de poing; généralement il prenait le parti du faible contre le fort.
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