Restée seule, la veuve s’occupa des préparatifs du souper de la famille, plaça sur la table des verres, des bouteilles, des assiettes de faïence et des couverts d’argent.
Au moment où elle terminait ses apprêts, ses enfants rentrèrent pesamment chargés.
Le poids de deux saumons de cuivre qu’il portait sur ses épaules semblait écraser le petit François; Amandine disparaissait à moitié sous le monceau de hardes volées qu’elle tenait sur sa tête; enfin Nicolas, aidé de Calebasse, apportait une caisse de bois blanc, sur laquelle il avait placé le quatrième saumon de cuivre.
– La caisse, la caisse!… Éventrons-la, la caisse! s’écria Calebasse avec une sauvage impatience.
Les saumons de cuivre furent jetés sur le sol.
Nicolas s’arma du fer épais de la hachette qu’il portait à sa ceinture et l’introduisit sous le couvercle de la caisse, placée au milieu de la cuisine, afin de le soulever.
La lueur rougeâtre et vacillante du foyer éclairait cette scène de pillage; au-dehors, les sifflements du vent redoublaient de violence.
Nicolas, vêtu de sa peau de bouc, accroupi devant le coffre, tâchait de le briser, et proférait d’horribles blasphèmes en voyant l’épais couvercle résister à de vigoureuses pesées.
Les yeux enflammés de cupidité, les joues colorées par l’emportement de la rapine, Calebasse, agenouillée sur la caisse, y faisait porter tout le poids de son corps, afin de donner un point d’appui plus fixe à l’action du levier de Nicolas.
La veuve, séparée de ce groupe par la largeur de la table, où elle allongeait sa grande taille, se penchait aussi vers l’objet volé, le regard étincelant d’une fiévreuse convoitise.
Enfin, chose cruelle et malheureusement trop humaine! les deux enfants, dont les bons instincts naturels avaient souvent triomphé de l’influence maudite de cette abominable corruption domestique; les deux enfants, oubliant leurs scrupules et leurs craintes, cédaient à l’attrait d’une curiosité fatale…
Serrés l’un contre l’autre, l’œil brillant, la respiration oppressée, François et Amandine n’étaient pas les moins empressés de connaître le contenu du coffre, ni les moins irrités des lenteurs de l’effraction de Nicolas.
Enfin le couvercle sauta en éclats.
– Ah!… s’écria la famille d’une seule voix, haletante et joyeuse.
Et tous, depuis la mère jusqu’à la petite fille, s’abattirent et se précipitèrent avec une ardeur sauvage sur la caisse effondrée. Sans doute expédiée de Paris à un marchand de nouveautés d’un bourg riverain, elle contenait une grande quantité de pièces d’étoffe à l’usage des femmes.
– Nicolas n’est pas volé! s’écria Calebasse en déroulant une pièce de mousseline de laine.
– Non, répondit le brigand en déployant à son tour un paquet de foulards, j’ai fait mes frais…
– De la levantine… ça se vendra comme du pain…, dit la veuve en puisant à son tour dans la caisse.
– La receleuse de Bras-Rouge, qui demeure rue du Temple, achètera les étoffes, ajouta Nicolas; et le père Micou, le logeur en garni du quartier Saint-Honoré, s’arrangera du rouget [8] .
– Amandine, dit tout bas François à sa petite sœur, comme ça ferait une jolie cravate, un de ces beaux mouchoirs de soie… que Nicolas tient à la main!…
– Ça ferait aussi une bien jolie marmotte, répondit l’enfant avec admiration.
– Faut avouer que tu as eu de la chance de monter sur cette galiote, Nicolas, dit Calebasse. Tiens, fameux!… Maintenant, voilà des châles… il y en a trois… vraie bourre de soie… Vois donc, ma mère!…
– La mère Burette donnera au moins cinq cents francs du tout, dit la veuve après un mûr examen.
– Alors ça doit valoir au moins quinze cents francs, dit Nicolas; mais, comme on dit, tout receleur… tout voleur. Bah! tant pis, je ne sais pas chicaner… je serai encore assez colas cette fois-ci pour en passer par où la mère Burette voudra et le père Micou aussi; mais lui, c’est un ami.
– C’est égal, il est voleur comme les autres, le vieux revendeur de ferraille; mais ces canailles de receleurs savent qu’on a besoin d’eux, reprit Calebasse en se drapant dans un des châles, et ils en abusent!
– Il n’y a plus rien, dit Nicolas, en arrivant au fond de la caisse.
– Maintenant il faut tout resserrer, dit la veuve.
– Moi, je garde ce châle-là, reprit Calebasse.
– Tu gardes… tu gardes…, s’écria brusquement Nicolas, tu le garderas… si je te le donne… Tu prends toujours… toi… madame Pas-Gênée…
– Tiens!… et toi donc, tu t’en prives… de prendre!
– Moi… je grinche en risquant ma peau; c’est pas toi qui aurais été enflaquée si on m’avait pincé sur la galiote…
– Eh bien! le voilà, ton châle, je m’en moque pas mal! dit aigrement Calebasse en le rejetant dans la caisse.
– C’est pas à cause du châle… que je parle; je ne suis pas assez chiche pour lésiner sur un châle: un de plus ou un de moins, la mère Burette ne changera pas son prix; elle achète en bloc, reprit Nicolas. Mais, au lieu de dire que tu prends ce châle, tu peux me demander que je te le donne… Allons, voyons, garde-le… Garde-le… je te dis… ou sinon je l’envoie au feu pour faire bouillir la marmite.
Ces paroles calmèrent la mauvaise humeur de Calebasse; elle prit le châle sans rancune.
Nicolas était sans doute en veine de générosité, car, déchirant avec ses dents le chef d’une des pièces de soierie, il en détacha deux foulards et les jeta à Amandine et à François, qui n’avaient pas cessé de contempler cette étoffe avec envie.
– Voilà pour vous, gamins! Cette bouchée-là vous mettra en goût de grinchir. L’appétit vient en mangeant. Maintenant allez vous coucher… j’ai à jaser avec la mère; on vous portera à souper là-haut.
Les deux enfants battirent joyeusement des mains et agitèrent triomphalement les foulards volés qu’on venait de leur donner.
– Eh bien! petits bêtas, dit Calebasse, écouterez-vous encore Martial? Est-ce qu’il vous a jamais donné des beaux foulards comme ça, lui?
François et Amandine se regardèrent, puis ils baissèrent la tête sans répondre.
– Parlez donc, reprit durement Calebasse; est-ce qu’il vous a jamais fait des cadeaux, Martial?
– Dame!… non… il ne nous en a jamais fait, dit François en regardant son mouchoir de soie rouge avec bonheur.
Amandine ajouta bien bas:
– Notre frère Martial ne nous fait pas de cadeaux… parce qu’il n’a pas de quoi…
– S’il volait, il aurait de quoi, dit durement Nicolas; n’est-ce pas, François?
– Oui, mon frère, répondit François. Puis il ajouta: Oh le beau foulard!… Quelle jolie cravate pour le dimanche!
– Et moi, quelle belle marmotte! reprit Amandine.
– Sans compter que les enfants du chaufournier du four à plâtre rageront joliment en vous voyant passer, dit Calebasse; et elle examina les traits des enfants pour voir s’ils comprendraient la méchante portée de ces paroles. L’abominable créature appelait la vanité à son aide pour étouffer les derniers scrupules de ces malheureux. – Les enfants du chaufournier, reprit-elle, auront l’air de mendiants, ils en crèveront de jalousie; car vous autres, avec vos beaux mouchoirs de soie, vous aurez l’air de petits bourgeois!
– Tiens! c’est vrai, reprit François; alors je suis bien plus content de ma belle cravate, puisque les petits chaufourniers rageront de ne pas en avoir une pareille… N’est-ce pas, Amandine?
– Moi, je suis contente d’avoir ma belle marmotte… voilà tout.
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