Eugène Sue - Les Mystères De Paris Tome V

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Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.
Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

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– Sans doute, mon cousin, me répondit-elle avec grâce; je suis toujours heureuse d’obéir à mon père.

– Et je suis d’autant plus fier de cette familiarité, ma cousine, que j’ai appris par ma tante à vous connaître, c’est-à-dire à vous apprécier.

– Souvent aussi mon père m’a parlé de vous, mon cousin, et ce qui vous étonnera peut-être, ajouta-t-elle timidement, c’est que je vous connaissais déjà, si cela peut se dire, de vue… M mela supérieure de Sainte-Hermangilde, pour qui j’ai la plus respectueuse affection, nous avait un jour montré, à mon père, et à moi, un portrait…

– Où j’étais représenté en page du XVI esiècle?

– Oui, mon cousin; et mon père fit même la petite supercherie de me dire que ce portrait était celui d’un de nos parents du temps passé, en ajoutant d’ailleurs des paroles si bienveillantes pour ce cousin d’autrefois que notre famille doit se féliciter de le compter parmi nos parents d’aujourd’hui…

– Hélas! ma cousine, je crains de ne pas plus ressembler au portrait moral que le grand-duc a daigné faire de moi qu’au page du XVI esiècle.

– Vous vous trompez, mon cousin, me dit naïvement la princesse; car, à la fin du concert, en jetant par hasard les yeux du côté de la galerie, je vous ai reconnu tout de suite, malgré la différence du costume.

Puis, voulant changer sans doute un sujet de conversation qui l’embarrassait, elle me dit:

– Quel admirable talent que celui de M. Liszt, n’est-ce pas?

– Admirable. Avec quel plaisir vous l’écoutiez!

– C’est qu’en effet il y a, ce me semble, un double charme dans la musique sans paroles: non-seulement on jouit d’une excellente exécution, mais on peut appliquer sa pensée du moment aux mélodies que l’on écoute, et qui en deviennent pour ainsi dire l’accompagnement… Je ne sais si vous me comprenez, mon cousin?

– Parfaitement. Les pensées sont alors des paroles que l’on met mentalement sur l’air que l’on entend.

– C’est cela, c’est cela, vous me comprenez, dit-elle avec un mouvement de gracieuse satisfaction; je craignais de mal expliquer ce que je ressentais tout à l’heure pendant cette mélodie si plaintive et si touchante.

– Grâce à Dieu, ma cousine, lui dis-je en souriant, vous n’avez aucune parole à mettre sur un air triste.

Soit que ma question fût indiscrète et qu’elle voulût éviter d’y répondre, soit qu’elle ne l’eût pas entendue, tout à coup la princesse Amélie me dit, en me montrant le grand-duc, qui, donnant le bras à l’archiduchesse Sophie, traversait alors la galerie où l’on dansait:

– Mon cousin, voyez donc mon père, comme il est beau!… Quel air noble et bon! Comme tous les regards le suivent avec sollicitude! Il me semble qu’on l’aime encore plus qu’on ne le révère…

– Ah! m’écriai-je, ce n’est pas seulement ici, au milieu de sa cour, qu’il est chéri! Si les bénédictions du peuple retentissaient dans la postérité, le nom de Rodolphe de Gerolstein serait justement immortel.

En parlant ainsi, mon exaltation était sincère; car vous savez, mon ami, qu’on appelle, à bon droit, les États du prince le Paradis de l’Allemagne.

Il m’est impossible de vous peindre le regard reconnaissant que ma cousine jeta sur moi en m’entendant parler de la sorte.

– Apprécier ainsi mon père, me dit-elle avec émotion, c’est être bien digne de l’attachement qu’il vous porte.

– C’est que personne plus que moi ne l’aime et l’admire! En outre des rares qualités qui font les grands princes, n’a-t-il pas le génie de la bonté, qui fait les princes adorés?…

– Vous ne savez pas combien vous dites vrai!… s’écria la princesse encore plus émue.

– Oh! je le sais, je le sais, et tous ceux qu’il gouverne le savent comme moi… On l’aime tant que l’on s’affligerait de ses chagrins comme on se réjouit de son bonheur; l’empressement de tous à venir offrir leurs hommages à M mela marquise d’Harville consacre à la fois et le choix de Son Altesse Royale et la valeur de la future grande-duchesse.

– M mela marquise d’Harville est plus digne que qui que ce soit de l’attachement de mon père; c’est le plus bel éloge que je puisse vous faire d’elle.

– Et vous pouvez sans doute l’apprécier justement: car vous l’avez probablement connue en France, ma cousine?

À peine avais-je prononcé ces derniers mots, que je ne sais quelle soudaine pensée vint à l’esprit de la princesse Amélie; elle baissa les yeux, et, pendant une seconde, ses traits prirent une expression de tristesse qui me rendit muet de surprise.

Nous étions alors à la fin de la contredanse, la dernière figure me sépara un instant de ma cousine; lorsque je la reconduisis auprès de M med’Harville, il me sembla que ses traits étaient encore légèrement altérés…

Je crus et je crois encore que mon allusion au séjour de la princesse en France, lui ayant rappelé la mort de sa mère, lui causa l’impression pénible dont je viens de vous parler.

Pendant cette soirée, je remarquai une circonstance qui vous paraîtra puérile, mais qui m’a été une nouvelle preuve de l’intérêt que cette jeune fille inspire à tous. Son bandeau de perles s’étant un peu dérangé, l’archiduchesse Sophie, à qui elle donnait alors le bras, eut la bonté de vouloir lui replacer elle-même ce bijou sur le front. Or, pour qui connaît la hauteur proverbiale de l’archiduchesse, une telle prévenance de sa part semble à peine croyable. Du reste, la princesse Amélie, que j’observais attentivement à ce moment, parut à la fois si confuse, si reconnaissante, je dirais presque si embarrassée de cette gracieuse attention, que je crus voir briller une larme dans ses yeux.

Telle fut, mon ami, ma première soirée à Gerolstein. Si je vous l’ai racontée avec tant de détails, c’est que presque toutes ces circonstances ont eu plus tard pour moi leurs conséquences.

Maintenant, j’abrégerai; je ne vous parlerai que de quelques faits principaux relatifs à mes fréquentes entrevues avec ma cousine et son père.

Le surlendemain de cette fête, je fus du très-petit nombre de personnes invitées à la célébration du mariage du grand-duc avec M mela marquise d’Harville. Jamais je ne vis la physionomie de la princesse Amélie plus radieuse et plus sereine que pendant cette cérémonie. Elle contemplait son père et la marquise avec une sorte de religieux ravissement qui donnait un nouveau charme à ses traits; on eût dit qu’ils reflétaient le bonheur ineffable du prince et de M med’Harville.

Ce jour-là, ma cousine fut très-gaie, très-causante. Je lui donnai le bras dans une promenade que l’on fit après dîner dans les jardins du palais, magnifiquement illuminés. Elle me dit, à propos du mariage de son père:

– Il me semble que le bonheur de ceux que nous chérissons nous est encore plus doux que notre propre bonheur; car il y a toujours une nuance d’égoïsme dans la jouissance de notre félicité personnelle.

Si je vous cite entre mille cette réflexion de ma cousine, mon ami, c’est pour que vous jugiez du cœur de cette créature adorable, qui a, comme son père, le génie de la bonté.

Quelques jours après le mariage du grand-duc, j’eus avec lui une assez longue conversation; il m’interrogea sur le passé, sur mes projets d’avenir; il me donna les conseils les plus sages, les encouragements les plus flatteurs, me parla même de plusieurs de ses projets de gouvernement avec une confiance dont je fus aussi fier que flatté; enfin, que vous dirai-je? un moment, l’idée la plus folle me traversa l’esprit: je crus que le prince avait deviné mon amour, et que dans cet entretien il voulait m’étudier, me pressentir, et peut-être m’amener à un aveu…

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