Eugène Sue - Les Mystères De Paris Tome V

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Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.
Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

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(Je vous en supplie, Maximilien, ne haussez pas les épaules avec un impatient dédain en me voyant écrire de telles choses à propos de moi-même; cela me coûte, vous devez le croire; mais la suite de ce récit vous prouvera que ces puérils détails, dont je sens le ridicule amer, sont malheureusement indispensables. Je ferme cette parenthèse, et je continue.)

– La princesse Amélie, reprit ma tante, dupe de cette innocente plaisanterie, partagea l’avis de son père sur l’expression douce et fière de votre physionomie, après avoir plus attentivement considéré le portrait. Plus tard, lorsque j’allai la voir à Gerolstein, elle me demanda, en souriant, des nouvelles de son cousin des temps passés. Je lui avouai alors notre supercherie, lui disant que le beau page du XVI esiècle était simplement mon neveu, le prince Henri d’Herkaüsen-Oldenzaal, actuellement âgé de vingt et un ans, capitaine aux gardes de S. M. l’empereur d’Autriche, et en tout, sauf le costume, fort ressemblant à son portrait. À ces mots, la princesse Amélie, ajouta ma tante, rougit et redevint sérieuse, comme elle l’est presque toujours. Depuis elle ne m’a naturellement jamais reparlé du tableau. Néanmoins, vous voyez, mon cher enfant, que vous ne serez pas complètement étranger et un nouveau visage pour votre cousine, comme dit le grand-duc. Ainsi donc, rassurez-vous, et soutenez l’honneur de votre portrait, ajouta ma tante en souriant.

Cette conversation avait eu lieu, je vous l’ai dit, mon cher Maximilien, la veille du jour où je devais être présenté à la princesse ma cousine; je quittai ma tante, et je rentrai chez moi.

Je ne vous ai jamais caché mes plus secrètes pensées, bonnes ou mauvaises; je vais donc vous avouer à quelles absurdes et folles imaginations je me laissai entraîner après l’entretien que je viens de vous rapporter.

II Gerolstein (suite)

LE PRINCE HENRI D’HERKAUSEN-OLDENZAAL AU COMTE MAXIMILIEN KAMINETZ

Vous m’avez dit bien des fois, mon cher Maximilien, que j’étais dépourvu de toute vanité; je le crois, j’ai besoin de le croire pour continuer ce récit sans m’exposer à passer à vos yeux pour un présomptueux.

Lorsque je fus seul chez moi, me rappelant l’entretien de ma tante, je ne pus m’empêcher de songer, avec une secrète satisfaction, que la princesse Amélie, ayant remarqué ce portrait de moi fait depuis six ou sept ans, avait quelques jours après demandé, en plaisantant, des nouvelles de son cousin des temps passés.

Rien n’était plus sot que de baser le moindre espoir sur une circonstance aussi insignifiante, j’en conviens; mais, je vous l’ai dit, je serai comme toujours, envers vous, de la plus entière franchise: eh bien! cette insignifiante circonstance me ravit. Sans doute, les louanges que j’avais entendu donner à la princesse Amélie par une femme aussi grave, aussi austère que ma tante, en élevant davantage la princesse à mes yeux, me rendaient plus sensible encore la distinction qu’elle avait daigné m’accorder, ou plutôt qu’elle avait accordée à mon portrait. Pourtant, que vous dirai-je! cette distinction éveilla en moi des espérances si folles que, jetant à cette heure un regard plus calme sur le passé, je me demande comment j’ai pu me laisser entraîner à ces pensées qui aboutissaient inévitablement à un abîme.

Quoique parent du grand duc et toujours parfaitement accueilli de lui, il m’était impossible de concevoir la moindre espérance de mariage avec la princesse, lors même qu’elle eût agréé mon amour, ce qui était plus qu’improbable. Notre famille tient honorablement à son rang, mais elle est pauvre, si on compare notre fortune aux immenses domaines du grand-duc, le prince le plus riche de la Confédération germanique; et puis enfin j’avais vingt et un ans à peine, j’étais simple capitaine aux gardes, sans renom, sans position personnelle; jamais en un mot, le grand-duc ne pouvait songer à moi pour sa fille.

Toutes ces réflexions auraient dû me préserver d’une passion que je n’éprouvais pas encore, mais dont j’avais pour ainsi dire le singulier pressentiment. Hélas! je m’abandonnai au contraire à de nouvelles puérilités. Je portais au doigt une bague qui m’avait été autrefois donnée par Thécla (la bonne comtesse que vous connaissez): quoique ce gage d’un amour étourdi, facile et léger, ne pût me gêner beaucoup, j’en fis héroïquement le sacrifice à mon amour naissant, et le pauvre anneau disparut dans les eaux rapides de la rivière qui coule sous mes fenêtres.

Vous dire la nuit que je passai est inutile: vous la devinez. Je savais la princesse Amélie blonde et d’une angélique beauté: je tâchai de m’imaginer ses traits, sa taille, son maintien, le son de sa voix, l’expression de son regard; puis, songeant à mon portrait qu’elle avait remarqué, je me rappelai à regret que l’artiste maudit m’avait dangereusement flatté; de plus, je comparais avec désespoir le costume pittoresque du page du XVI esiècle au sévère uniforme du capitaine aux gardes de Sa Majesté Impériale. Puis, à ces niaises préoccupations succédaient çà et là, je vous l’assure, mon ami, quelques pensées généreuses, quelques nobles élans de l’âme; je me sentais ému, oh! profondément ému, au ressouvenir de cette adorable bonté de la princesse Amélie, qui appelait les pauvres abandonnées qu’elle protégeait ses sœurs, m’avait dit ma tante.

Enfin, bizarre et inexplicable contraste! j’ai, vous le savez, la plus humble opinion de moi-même… et j’étais cependant assez glorieux pour supposer que la vue de mon portrait avait frappé la princesse; j’avais assez de bon sens pour comprendre qu’une distance infranchissable me séparait d’elle à jamais, et cependant je me demandais avec une véritable anxiété si elle ne me trouverait pas trop indigne de mon portrait. Enfin je ne l’avais jamais vue, j’étais convaincu d’avance qu’elle me remarquerait à peine… et cependant je me croyais le droit de lui sacrifier le gage de mon premier amour.

Je passai dans de véritables angoisses la nuit dont je vous parle et une partie du lendemain. L’heure de la réception arriva. J’essayai deux ou trois habits d’uniforme, les trouvant plus mal faits les uns que les autres, et je partis pour le palais grand-ducal très-mécontent de moi.

Quoique Gerolstein soit à peine éloigné d’un quart de lieue de l’abbaye de Sainte-Hermangilde, durant ce court trajet mille pensées m’assaillirent, toutes les puérilités dont j’avais été si occupé disparurent devant une idée grave, triste, presque menaçante; un invincible pressentiment m’annonçait une de ces crises qui dominent la vie tout entière, une sorte de révélation me disait que j’allais aimer, aimer passionnément, aimer comme on n’aime qu’une fois; et, pour comble de fatalité, cet amour, aussi hautement que dignement placé, devait être pour moi toujours malheureux.

Ces idées m’effrayèrent tellement que je pris tout à coup la sage résolution de faire arrêter ma voiture, de revenir à l’abbaye et d’aller rejoindre mon père, laissant à ma tante le soin d’excuser mon brusque départ auprès du grand-duc.

Malheureusement une de ces causes vulgaires dont les effets sont quelquefois immenses m’empêcha d’exécuter mon premier dessein. Ma voiture étant arrêtée à l’entrée de l’avenue qui conduit au palais, je me penchais à la portière pour donner à mes gens ordre de retourner, lorsque le baron et la baronne Koller, qui, comme moi, se rendaient à la cour, m’aperçurent et firent aussi arrêter leur voiture. Le baron, me voyant en uniforme, me dit: «Pourrai-je vous être bon à quelque chose, mon cher prince? Que vous arrive-t-il? Puisque vous allez au palais, montez avec nous, dans le cas où un accident serait arrivé à vos chevaux.»

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