Eugène Sue - Les Mystères De Paris Tome V

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Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.
Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

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La froide audace de la veuve ne se démentait pas: la tête haute et droite, elle aidait elle-même à se dépouiller de la camisole de force qui emprisonnait ses mouvements. Cette toile tomba, elle se trouva vêtue d’une vieille robe de laine noire.

– Où faut-il me mettre? demanda-t-elle d’une voix ferme.

– Ayez la bonté de vous asseoir sur une de ces chaises, lui dit le bourreau en lui indiquant un des deux sièges placés à l’entrée du cachot.

La porte étant restée ouverte, on voyait dans le corridor plusieurs gardiens, le directeur de la prison et quelques curieux privilégiés.

La veuve se dirigeait d’un pas hardi vers la place qu’on lui avait indiquée, lorsqu’elle passa devant sa fille.

Elle s’arrêta, s’approcha d’elle et lui dit d’une voix légèrement émue:

– Ma fille, embrasse-moi.

À la voix de sa mère, Calebasse sortit de son apathie, se dressa sur son séant, et, avec un geste de malédiction, elle s’écria:

– S’il y a un enfer, descendez-y, maudite!

– Ma fille, embrasse-moi, dit encore la veuve en faisant un pas.

– Ne m’approchez pas! vous m’avez perdue! murmura la malheureuse en jetant ses mains en avant pour repousser sa mère.

– Pardonne-moi!

– Non, non, dit Calebasse d’une voix convulsive; et, cet effort ayant épuisé ses forces, elle retomba presque sans connaissance entre les bras des aides.

Un nuage passa sur le front indomptable de la veuve; un instant ses yeux secs et ardents devinrent humides. À ce moment, elle rencontra le regard de son fils.

Après un moment d’hésitation, et comme si elle eût cédé à l’effort d’une lutte intérieure, elle lui dit:

– Et toi?…

Martial se précipita en sanglotant dans les bras de sa mère.

– Assez! dit la veuve en surmontant son émotion et en se dégageant des étreintes de son fils. Monsieur attend, ajouta-t-elle en montrant le bourreau.

Puis elle marcha rapidement vers la chaise, où elle s’assit résolument.

La lueur de sensibilité maternelle qui avait un moment éclairé les noires profondeurs de cette âme abominable s’éteignit tout à coup.

– Monsieur, dit le vétéran à Martial en s’approchant de lui avec intérêt, ne restez pas ici. Venez, venez.

Martial, égaré par l’horreur et par l’épouvante, suivit machinalement le soldat.

Deux aides avaient apporté sur la chaise Calebasse agonisante; l’un maintenait ce corps déjà presque privé de vie, pendant que l’autre homme, au moyen de cordes de fouet excessivement minces, mais très-longues, lui attachait les mains derrière le dos par des liens et des nœuds inextricables, et lui nouait aux chevilles une corde assez longue pour que la marche à petits pas fût possible.

Cette opération était à la fois étrange et horrible: on eût dit que les longues cordes minces qu’on distinguait à peine dans l’ombre, et dont ces hommes silencieux entouraient, garrottaient la condamnée, avec autant de rapidité que de dextérité, sortaient de leurs mains comme les fils ténus dont les araignées enveloppent aussi leur victime avant de la dévorer.

Le bourreau et son autre aide enchevêtraient la veuve avec la même agilité, sans que les traits de cette femme offrissent la moindre altération. Seulement de temps à autre elle toussait légèrement.

Lorsque la condamnée fut ainsi mise dans l’impossibilité de faire un mouvement, le bourreau, tirant de sa poche une longue paire de ciseaux, lui dit avec politesse:

– Ayez la complaisance de baisser la tête, madame.

La veuve baissa la tête en disant:

– Nous sommes de bonnes pratiques; vous avez eu mon mari, maintenant voilà sa femme et sa fille.

Sans répondre, le bourreau ramassa dans sa main gauche les longs cheveux gris de la condamnée et se mit à les couper très-ras, très-ras, surtout à la nuque.

– Ça fait que j’aurai été coiffée trois fois dans ma vie, dit la veuve, avec un ricanement sinistre: le jour de ma première communion, quand on m’a mis le voile; le jour de mon mariage, quand on m’a mis la fleur d’oranger; et puis aujourd’hui, n’est-ce pas, coiffeur de la mort!

Le bourreau resta muet.

Les cheveux de la condamnée étant épais et rudes, l’opération fut si longue que la chevelure de Calebasse tombait entièrement sur les dalles alors que celle de sa mère n’était coupée qu’à demi.

– Vous ne savez pas à quoi je pense? dit la veuve au bourreau, après avoir de nouveau contemplé sa fille.

Le bourreau continua de garder le silence.

On n’entendait que le grincement sonore des ciseaux et que l’espèce de hoquet et de râle qui de temps à autre soulevait la poitrine de Calebasse.

À ce moment on vit dans le corridor un prêtre à figure vénérable s’approcher du directeur de la prison et causer à voix basse avec lui. Ce saint ministre venait tenter une dernière fois d’arracher l’âme de la veuve à l’endurcissement.

– Je pense, reprit la veuve au bout de quelques moments, et voyant que le bourreau ne lui répondait pas, je pense qu’à cinq ans ma fille, à qui on va couper la tête, était la plus jolie enfant qu’on puisse voir. Elle avait des cheveux blonds et des joues roses et blanches. Alors qui est-ce qui lui aurait dit que… Puis, ensuite d’un nouveau silence, elle s’écria, avec un éclat de rire et une expression impossible à rendre: Quelle comédie que le sort!

À ce moment les dernières mèches de la chevelure grise de la condamnée tombèrent sur ses épaules.

– C’est fini, madame, dit poliment le bourreau.

– Merci!… je vous recommande mon fils Nicolas, dit la veuve, vous le coifferez un de ces jours!

Un gardien vint dire quelques mots tout bas à la condamnée.

– Non, je vous ai déjà dit que non, répondit-elle brusquement.

Le prêtre entendit ces mots, leva les yeux au ciel, joignit les mains et disparut.

– Madame, nous allons partir; vous ne voulez rien prendre? dit obséquieusement le bourreau.

– Merci… ce soir je prendrai une gorgée de terre.

Et la veuve, après ce nouveau sarcasme, se leva droite; ses mains étaient attachées derrière son dos, et un lien assez lâche pour qu’elle pût marcher la garrottait d’une cheville à l’autre. Quoique son pas fût ferme et résolu, le bourreau et un aide voulurent obligeamment la soutenir; elle fit un geste d’impatience et dit d’une voix impérieuse et dure:

– Ne me touchez pas, j’ai bon pied, bon œil. Sur l’échafaud, on verra si j’ai une bonne voix, et si je dis des paroles de repentance…

Et la veuve, accostée du bourreau et d’un aide, sortant du cachot, entra dans le corridor.

Les deux autres aides furent obligés de transporter, Calebasse sur sa chaise; elle était mourante.

Après avoir traversé le long corridor, le funèbre cortège monta un escalier de pierre qui conduisait à une cour extérieure.

Le soleil inondait de sa lumière chaude et dorée le faîte des hautes murailles blanches qui entouraient la cour et se découpaient sur un ciel d’un bleu splendide: l’air était doux et tiède, jamais journée de printemps ne fut plus riante, plus magnifique.

Dans cette cour on voyait un piquet de gendarmerie départementale, un fiacre et une voiture longue, étroite, à caisse jaune, attelée de trois chevaux de poste qui hennissaient gaiement en faisant tinter leurs grelots retentissants.

On montait dans cette voiture comme dans un omnibus, par une portière située à l’arrière. Cette ressemblance inspira une dernière raillerie à la veuve.

– Le conducteur ne dira pas… Complet, dit-elle. Puis elle gravit le marchepied aussi lestement que le lui permettaient ses entraves.

Calebasse, expirante et soutenue par un aide, fut placée dans la voiture en face de sa mère; puis on ferma la portière.

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