Louise, tremblante d’émotion, contenait difficilement ses larmes, pendant que le docteur, lui recommandant par un geste de rester muette, épiait, attentif et silencieux, les moindres mouvements de la physionomie du lapidaire. Celui-ci, toujours penché vers sa fille, commença de pâlir: il passa ses deux mains sur son front inondé de sueur; puis, faisant un nouveau pas vers elle, il voulut lui parler; mais sa voix expira sur ses lèvres, sa pâleur augmenta, et il regarda autour de lui avec surprise, comme s’il sortait peu à peu d’un songe.
– Bien… bien…, dit tout bas le docteur à Louise, c’est bon signe… quand je dirai: «Venez», jetez-vous dans ses bras en l’appelant votre père.
Le lapidaire porta les mains sur sa poitrine en se regardant, si cela se peut dire, des pieds à la tête, comme pour se bien convaincre de son identité. Ses traits exprimaient une incertitude douloureuse; au lieu d’attacher ses yeux sur sa fille, il semblait vouloir se dérober à sa vue. Alors, il se dit à voix basse, d’une voix entrecoupée:
– Non!… non!… un songe… où suis-je?… impossible!… un songe… ce n’est pas elle… Puis voyant les pièces d’or éparses sur le plancher: Et cet or… je ne me rappelle pas… Je m’éveille donc?… la tête me tourne… je n’ose pas regarder… j’ai honte… ce n’est pas Louise…
– Venez, dit le docteur à voix haute.
– Mon père… reconnaissez-moi donc, je suis Louise… votre fille!… s’écria-t-elle fondant en larmes et en se jetant dans les bras du lapidaire, au moment où entraient la femme de Morel, Rigolette, M meGeorges, Germain et les Pipelet.
– Oh! mon Dieu! disait Morel, que Louise accablait de caresses, où suis-je? que me veut-on? que s’est-il passé? je ne peux pas croire…
Puis, après quelques instants de silence, il prit brusquement entre ses deux mains la tête de Louise, la regarda fixement et s’écria, après quelques instants d’émotion croissante:
– Louise!…
– Il est sauvé! dit le docteur.
– Mon mari… mon pauvre Morel!… s’écria la femme du lapidaire en venant se joindre à Louise.
– Ma femme! reprit Morel, ma femme et ma fille!
– Et moi aussi, monsieur Morel, dit Rigolette, tous vos amis se sont donné rendez-vous ici.
– Tous vos amis!… vous voyez, monsieur Morel, ajouta Germain.
– Mademoiselle Rigolette!… Monsieur Germain!… dit le lapidaire en reconnaissant chaque personnage avec un nouvel étonnement.
– Et les vieux amis de la loge, donc! dit Anastasie en s’approchant à son tour avec Alfred, les voilà, les Pipelet… les vieux Pipelet… amis à mort… et allllez donc, père Morel… voilà une bonne journée…
– Monsieur Pipelet et sa femme!… tant de monde autour de moi!… Il me semble qu’il y a si longtemps!… Et… mais… mais enfin… c’est toi, Louise… n’est ce pas?… s’écria-t-il avec entraînement en serrant sa fille dans ses bras. C’est toi Louise? bien sûr?…
– Mon pauvre père… oui… c’est moi… c’est ma mère… ce sont tous vos amis… Vous ne vous quitterez plus… vous n’aurez plus de chagrin… nous serons heureux maintenant, tous heureux.
– Tous heureux… Mais… attendez donc que je me souvienne… Tous heureux… il me semble pourtant qu’on était venu te chercher pour te conduire en prison, Louise.
– Oui… mon père… mais j’en suis sortie… acquittée… Vous le voyez… me voici… près de vous…
– Attendez encore… attendez… voilà la mémoire qui me revient. Puis le lapidaire reprit avec effroi: Et le notaire?…
– Mort… il est mort, mon père… murmura Louise.
– Mort! lui! alors… je vous crois… nous pouvons être heureux… Mais où suis-je?… comment suis-je ici? depuis combien de temps… et pourquoi… je ne me rappelle pas bien…
– Vous avez été si malade, monsieur, lui dit le docteur, qu’on vous a transporté ici… à la campagne. Vous avez eu une fièvre très-violente, le délire.
– Oui, oui… je me souviens de la dernière chose avant ma maladie; j’étais à parler avec ma fille et… qui donc, qui donc?… Ah! un homme bien généreux, M. Rodolphe… il m’avait empêché d’être arrêté. Depuis, par exemple, je ne me souviens de rien.
– Votre maladie s’était compliquée d’une absence de mémoire, dit le médecin. La vue de votre fille, de votre femme, de vos amis, vous l’a rendue.
– Et chez qui suis-je donc ici?
– Chez un ami de M. Rodolphe, se hâta de dire Germain; on avait songé que le changement d’air vous serait utile.
– À merveille, dit tout bas le docteur; et s’adressant à un surveillant il ajouta: Envoyez le fiacre au bout de la ruelle du jardin, afin qu’il n’ait pas à traverser les cours et à sortir par la grande porte.
Ainsi que cela arrive quelquefois dans les cas de folie, Morel n’avait aucunement le souvenir et la conscience de l’aliénation dont il avait été atteint.
Quelques moments après, appuyé sur le bras de sa femme, de sa fille, et accompagné d’un élève chirurgien que, pour plus de prudence, le docteur avait commis à sa surveillance jusqu’à Paris, Morel montait en fiacre et quittait Bicêtre sans soupçonner qu’il y avait été enfermé comme fou.
– Vous croyez ce pauvre homme complètement guéri? disait M meGeorges au docteur, qui la reconduisait jusqu’à la grande porte de Bicêtre.
– Je le crois, madame, et j’ai voulu exprès le laisser sous l’heureuse influence de ce rapprochement avec sa famille: j’aurais craint de l’en séparer. Du reste l’un de mes élèves ne le quittera pas et indiquera le régime à suivre. Tous les jours j’irai le visiter jusqu’à ce que sa guérison soit tout à fait consolidée; car non-seulement il m’intéresse beaucoup, mais il m’a encore été très-particulièrement recommandé, à son entrée à Bicêtre, par le chargé d’affaires du grand-duché de Gerolstein.
Germain et sa mère échangèrent un coup d’œil significatif.
– Je vous remercie, monsieur, dit M meGeorges, de la bonté avec laquelle vous avez bien voulu me faire visiter ce bel établissement, et je me félicite d’avoir assisté à la scène touchante que votre savoir avait si habilement prévue et annoncée.
– Et moi, madame, je me félicite doublement de ce succès, qui rend un si excellent homme à la tendresse de sa famille.
Encore tout émus de ce qu’ils venaient de voir, M meGeorges, Rigolette et Germain reprirent le chemin de Paris, ainsi que M. et M mePipelet.
Au moment où le docteur Herbin rentrait dans les cours, il rencontra un employé supérieur de la maison qui lui dit:
– Ah! mon cher monsieur Herbin, vous ne sauriez vous imaginer à quelle scène je viens d’assister. Pour un observateur comme vous, c’eût été une source inépuisable.
– Comment donc? quelle scène?
– Vous savez que nous avons ici deux femmes condamnées à mort, la mère et la fille, qui seront exécutées demain?
– Sans doute.
– Eh bien! de ma vie je n’ai vu une audace et un sang-froid pareils à celui de la mère. C’est une femme infernale.
– N’est-ce pas cette veuve Martial qui a montré tant de cynisme dans les débats?
– Elle-même.
– Et qu’a-t-elle fait encore?
– Elle avait demandé à être enfermée dans le même cabanon que sa fille jusqu’au moment de leur exécution. On avait accédé à sa demande. Sa fille, beaucoup moins endurcie qu’elle, paraît s’amollir à mesure que le moment fatal approche, tandis que l’assurance diabolique de la veuve augmente encore, s’il est possible. Tout à l’heure le vénérable aumônier de la prison est entré dans leur cachot pour leur offrir les consolations de la religion. La fille se préparait à les accepter, lorsque sa mère, sans perdre un moment son sang-froid glacial, l’a accablée, elle et l’aumônier, de si indignes sarcasmes, que ce vénérable prêtre a dû quitter le cachot après avoir en vain tenté de faire entendre quelques saintes paroles à cette femme indomptable.
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