Les uns, accroupis dans les coins les plus obscurs d’un hangar qui les abritait, pelotonnés, ramassés sur eux-mêmes comme des animaux dans leurs tanières, faisaient entendre une sorte de râlement sourd et continuel.
D’autres, adossés au mur, debout, immobiles, muets, regardaient fixement le soleil.
Un vieillard d’une obésité difforme, assis sur une chaise de bois, dévorait sa pitance avec une voracité animale, en jetant de côté et d’autre des regards obliques et courroucés.
Ceux-ci marchaient circulairement et en hâte dans un tout petit espace qu’ils se limitaient. Cet étrange exercice durait des heures entières sans interruption.
Ceux-là, assis par terre, se balançaient incessamment en jetant alternativement le haut de leur corps en avant et en arrière, n’interrompant ce mouvement d’une monotonie vertigineuse que pour rire aux éclats, de ce rire strident, guttural de l’idiotisme.
D’autres enfin, dans un complet anéantissement, n’ouvraient les yeux qu’aux heures du repas, et restaient inertes, inanimés, sourds, muets, aveugles, sans qu’un cri, sans qu’un geste annonçât leur vitalité.
L’absence complète de communication verbale ou intelligente est un des caractères les plus sinistrés d’une réunion d’idiots; au moins, malgré l’incohérence de leurs paroles et de leurs pensées, les fous se parlent, se reconnaissent, se recherchent; mais entre les idiots il règne une indifférence stupide, un isolement farouche. Jamais on ne les entend prononcer une parole articulée; ce sont de temps à autre quelques rires sauvages ou des gémissements et des cris qui n’ont rien d’humain. À peine un très-petit nombre d’entre eux reconnaissent-ils leurs gardiens. Et pourtant, répétons-le avec admiration, par respect pour la créature, ces infortunés, qui semblent ne plus appartenir à notre espèce, et pas même à l’espèce animale, par le complet anéantissement de leurs facultés intellectuelles; ces êtres, incurablement frappés, qui tiennent plus du mollusque que de l’être animé, et qui souvent traversent ainsi tous les âges d’une longue carrière, sont entourés de soins recherchés et d’un bien-être dont ils n’ont pas même la conscience.
Sans doute, il est beau de respecter ainsi le principe de la dignité humaine jusque dans ces malheureux qui de l’homme n’ont plus que l’enveloppe; mais, répétons-le toujours, on devrait songer aussi à la dignité de ceux qui, doués de toute leur intelligence, remplis de zèle, d’activité, sont la force vive de la nation; leur donner conscience de cette dignité en l’encourageant, en la récompensant lorsqu’elle s’est manifestée par l’amour du travail, par la résignation, par la probité; ne pas dire enfin, avec un égoïsme semi-orthodoxe: «Punissons ici-bas, Dieu récompensera là-haut.»
– Pauvres gens! dit M meGeorges en suivant le docteur, après avoir jeté un dernier regard dans la cour des idiots, qu’il est triste de songer qu’il n’y a aucun remède à leurs maux!
– Hélas! aucun, madame, répondit le docteur, surtout arrivés à cet âge; car maintenant, grâce aux progrès de la science, les enfants idiots reçoivent une sorte d’éducation qui développe au moins l’atome d’intelligence incomplète dont ils sont quelquefois doués. Nous avons ici une école [22], dirigée avec autant de persévérance que de patience éclairée, qui offre déjà des résultats on ne peut plus satisfaisants: par des moyens très-ingénieux et exclusivement appropriés à leur état, on exerce à la fois le physique et le moral de ces pauvres enfants, et beaucoup parviennent à connaître les lettres, les chiffres, à se rendre compte des couleurs; on est même arrivé à leur apprendre à chanter en chœur, et je vous assure, madame, qu’il y a une sorte de charme étrange, à la fois triste et touchant, à entendre ces voix étonnées, plaintives, quelquefois douloureuses, s’élever vers le ciel dans un cantique dont presque tous les mots, quoique français, leur sont inconnus. Mais nous voici arrivés au bâtiment où se trouve Morel. J’ai recommandé qu’on le laissât seul ce matin, afin que l’effet que j’espère produire sur lui eût une plus grande action.
– Et quelle est donc cette folie, monsieur? dit tout bas M meGeorges au docteur, afin de n’être pas entendue de Louise.
– Il s’imagine que s’il n’a pas gagné treize cents francs dans sa journée pour payer une dette contractée envers un notaire nommé Ferrand, Louise doit mourir sur l’échafaud pour crime d’infanticide.
– Ah! monsieur, ce notaire… était un monstre! s’écria M meGeorges, instruite de la haine de cet homme contre Germain. Louise Morel, son père, ne sont pas les seules victimes. Il a poursuivi mon fils avec un impitoyable acharnement.
– Louise Morel m’a tout dit, madame, répondit le docteur. Dieu merci, ce misérable a cessé de vivre. Mais veuillez m’attendre un moment avec ces braves gens. Je vais voir comment se trouve Morel.
Puis s’adressant à la fille du lapidaire:
– Je vous en prie, Louise, soyez bien attentive. Au moment où je crierai: «Venez!», paraissez aussitôt, mais seule… Quand je dirai une seconde fois: «Venez!», les autres personnes entreront avec vous…
– Ah! monsieur, le cœur me manque, dit Louise en essuyant ses larmes. Pauvre père… Si cette épreuve était inutile!…
– J’espère qu’elle le sauvera. Depuis longtemps je la ménage… Allons, rassurez-vous, et songez à mes recommandations.
Et le docteur, quittant les personnes qui l’accompagnaient, entra dans une chambre dont les fenêtres grillées ouvraient sur un jardin.
Grâce au repos, à un régime salubre, aux soins dont on l’entourait, les traits de Morel le lapidaire n’étaient plus pâles, hâves et creusés par une maigreur maladive. Son visage plein, légèrement coloré, annonçait le retour de la santé; mais un sourire mélancolique, une certaine fixité qui souvent encore immobilisait son regard, annonçaient que sa raison n’était pas encore complètement rétablie.
Lorsque le docteur entra, Morel, assis et courbé devant une table, simulait l’exercice de son métier de lapidaire en disant:
– Treize cents francs… treize cents francs… ou sinon Louise sur l’échafaud… treize cents francs… Travaillons… travaillons… travaillons…
Cette aberration, dont les accès étaient d’ailleurs de moins en moins fréquents, avait toujours été le symptôme primordial de sa folie. Le médecin, d’abord contrarié de trouver Morel en ce moment sous l’influence de sa monomanie, espéra bientôt faire servir cette circonstance à son projet. Il prit dans sa poche une bourse contenant soixante-cinq louis qu’il y avait placés d’avance, versa cet or dans sa main et dit brusquement à Morel qui, profondément absorbé par son simulacre de travail, ne s’était pas aperçu de l’arrivée du docteur:
– Mon brave Morel… assez travaillé… Vous avez enfin gagné les treize cents francs qu’il vous faut pour sauver Louise… les voilà…
Et le docteur jeta sur la table la poignée d’or.
– Louise est sauvée! s’écria le lapidaire en ramassant l’or avec rapidité. Je cours chez le notaire.
Et se levant précipitamment il courut vers la porte.
– Venez! cria le docteur avec une vive angoisse, car la guérison instantanée du lapidaire pouvait dépendre de cette première impression.
À peine eut-il dit: «Venez!» que Louise parut à la porte, au moment même où son père s’y présentait.
Morel, stupéfait, recula deux pas en arrière et laissa tomber l’or qu’il tenait.
Pendant quelques minutes il contempla Louise dans un ébahissement profond, ne la reconnaissant pas encore. Il semblait pourtant tâcher de rappeler ses souvenirs; puis, se rapprochant d’elle peu à peu, il la regarda avec une curiosité inquiète et craintive.
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