Mais, lorsque le prince eut retrouvé sa fille, tout changea; malgré sa vive reconnaissance pour l’homme qui lui avait sauvé la vie, il ne put se résoudre à emmener avec lui en Allemagne ce témoin de la première honte de Fleur-de-Marie… Bien décidé d’ailleurs à combler tous les désirs du Chourineur, il le fit venir une dernière fois et lui dit qu’il attendait de son attachement un nouveau service. À ces mots, la physionomie du Chourineur rayonna; mais elle devint bientôt consternée, lorsqu’il apprit que non-seulement il ne pourrait suivre le prince en Allemagne, mais qu’il faudrait quitter l’hôtel le jour même.
Il est inutile de dire les compensations brillantes que Rodolphe offrit au Chourineur: l’argent qui lui était destiné, le contrat de vente de la ferme en Algérie, plus encore, s’il le voulait… tout était à sa disposition.
Le Chourineur, frappé au cœur, refusa; et, pour la première fois de sa vie peut-être, cet homme pleura… Il fallut l’instance de Rodolphe pour le décider à accepter ses premiers bienfaits.
Le lendemain, le prince fit venir la Louve et Martial; sans leur apprendre que Fleur-de-Marie était sa fille, il leur demanda ce qu’il pouvait faire pour eux; tous leurs désirs devaient être accomplis. Voyant leur hésitation, et se souvenant de ce que Fleur-de-Marie lui avait dit des goûts un peu sauvages de la Louve et de son mari, il proposa au hardi ménage une somme d’argent considérable, ou bien la moitié de cette somme et des terres en plein rapport, dépendantes d’une ferme voisine de celle qu’il avait fait acheter pour le Chourineur, et qui était aussi à vendre. En faisant cette offre, le prince avait encore songé que Martial et le Chourineur, tous deux rudes, énergiques, tous deux doués de bons et valeureux instincts, sympathiseraient d’autant mieux qu’ils avaient aussi tous deux des raisons de rechercher la solitude, l’un à cause de son passé, l’autre à cause des crimes de sa famille.
Il ne se trompait pas; Martial et la Louve acceptèrent avec transport; puis, ayant été, par l’intermédiaire de Murph, mis en rapport avec le Chourineur, tous trois se félicitèrent bientôt des relations que promettait leur voisinage en Algérie.
Malgré la profonde tristesse où il était plongé, ou plutôt à cause même de cette tristesse, le Chourineur, touché des avances cordiales de Martial et de sa femme, y répondit avec affection. Bientôt une amitié sincère unit les futurs colons: les gens de cette trempe se jugent vite et s’aiment de même… Aussi, la Louve et Martial, n’ayant pu, malgré leurs affectueux efforts, tirer leur nouvel ami de sa sombre léthargie, ne comptaient plus pour l’en distraire que sur le mouvement du voyage et sur l’activité de leur vie à venir; car, une fois en Algérie, ils seraient obligés de se mettre au fait de la culture des terres qu’on leur avait données, les propriétaires devant, d’après les conditions de la vente, faire valoir les fermes pendant une année encore, afin que les nouveaux possesseurs fussent en état de surveiller plus tard l’exploitation.
Ces préliminaires posés, on comprendra qu’instruit de la pénible entrevue à laquelle Martial devait se rendre pour obéir aux dernières volontés de sa mère, le Chourineur ait voulu accompagner son nouvel ami jusqu’à la porte de Bicêtre, où il l’attendait dans le fiacre qui les avait amenés, et qui les reconduisit à Paris après que Martial, épouvanté, eut quitté le cachot où l’on faisait les terribles préparatifs de l’exécution de sa mère et de sa sœur.
La physionomie du Chourineur était complètement changée: l’expression d’audace et de bonne humeur qui caractérisait ordinairement sa mâle figure avait fait place à un morne abattement; sa voix même avait perdu quelque chose de sa rudesse; une douleur de l’âme, douleur jusqu’alors inconnue de lui, avait rompu, brisé cette nature énergique.
Il regardait Martial avec compassion.
– Courage, lui disait le Chourineur, vous avez fait tout ce qu’un brave garçon pouvait faire… C’est fini… Songez à votre femme, à ces enfants que vous avez empêchés d’être des gueux comme père et mère… Et puis enfin, ce soir nous aurons quitté Paris pour n’y plus revenir, et vous n’entendrez plus jamais parler de ce qui vous afflige.
– C’est égal, voyez-vous, Chourineur… après tout, c’est ma mère… c’est ma sœur.
– Enfin, que voulez-vous… ça est… et, quand les choses sont… il faut bien s’y soumettre… dit le Chourineur en étouffant un soupir.
Après un moment de silence, Martial lui dit cordialement:
– Moi aussi je devrais vous consoler, pauvre garçon… toujours cette tristesse.
– Toujours, Martial…
– Enfin… moi et ma femme… nous comptons qu’une fois hors de Paris… ça vous passera…
– Oui, dit le Chourineur au bout de quelques instants et presque en frissonnant malgré lui, si je sors de Paris…
– Puisque… nous partons ce soir.
– C’est-à-dire vous autres… vous partez ce soir…
– Et vous donc? est-ce que vous changez d’idée maintenant?
– Non…
– Eh bien?
Le Chourineur garda de nouveau le silence, puis il reprit, en faisant un effort sur lui-même:
– Tenez, Martial… vous allez hausser les épaules… mais j’aime autant tout vous dire… S’il m’arrive quelque chose, au moins ça prouvera que je ne me suis pas trompé.
– Qu’y a-t-il donc?
– Quand… M. Rodolphe… nous a fait demander s’il nous conviendrait de partir ensemble pour Alger et d’y être voisins, je n’ai pas voulu vous tromper… ni vous ni votre femme… Je vous ai dit… ce que j’avais été…
– Ne parlons plus de cela… vous avez subi votre peine… vous êtes aussi bon et aussi brave que pas un… Mais je conçois que, comme moi, vous aimiez mieux aller vivre au loin… grâce à notre généreux protecteur… que de rester ici… où, si à l’aise et si honnêtes que nous soyons, on nous reprocherait toujours, à vous un méfait que vous avez payé et dont vous vous repentez pourtant encore… à moi les crimes de mes parents… dont je ne suis pas responsable. Mais de vous à nous… le passé est passé… et bien passé… Soyez tranquille… nous comptons sur vous comme vous pouvez compter sur nous.
– De vous à moi… peut-être… le passé est passé; mais, comme je le disais à M. Rodolphe… voyez-vous, Martial… il y a quelque chose là-haut… et j’ai tué un homme…
– C’est un grand malheur; mais, enfin, dans ce moment-là vous ne vous connaissiez plus… vous étiez comme fou… et puis enfin vous avez sauvé la vie à d’autres personnes… et ça doit vous compter.
– Écoutez, Martial… si je vous parle de mon malheur… voilà pourquoi… Autrefois j’avais souvent un rêve… dans lequel je voyais… le sergent que j’ai tué… Depuis longtemps… je ne l’avais plus… ce rêve… et cette nuit… je l’ai eu…
– C’est un hasard.
– Non… ça m’annonce un malheur pour aujourd’hui.
– Vous déraisonnez, mon bon camarade…
– J’ai un pressentiment que je ne sortirai pas de Paris…
– Encore une fois, vous n’avez pas le sens commun… Votre chagrin de quitter notre bienfaiteur… la pensée de me conduire aujourd’hui à Bicêtre… où de si tristes choses m’attendaient… tout cela vous aura agité cette nuit: alors naturellement votre rêve… vous sera revenu…
Le Chourineur secoua tristement la tête.
– Il m’est revenu juste la veille du départ de M. Rodolphe… car c’est aujourd’hui qu’il part…
– Aujourd’hui?
– Oui… Hier j’ai envoyé un commissionnaire à son hôtel… n’osant pas y aller moi-même… il me l’avait défendu… On a dit que le prince partait ce matin, à onze heures… par la barrière de Charenton. Aussi une fois que nous allons être arrivés à Paris… je me posterai là… pour tâcher de le voir; ça sera la dernière fois!… la dernière!…
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