– Et qu’est-ce qu’il vous a dit, le greffier?
– Que mon mari était dans son droit d’emmener sa fille, n’étant pas séparé d’avec moi; que ce serait un malheur si ma fille tournait mal par de mauvais conseils, mais que ce n’étaient que des suppositions et que ça ne suffisait pas pour porter plainte contre mon mari. «- Vous n’avez qu’un moyen, m’a dit le greffier; plaidez au civil, demandez une séparation de corps et alors les coups que vous a donnés votre mari, sa conduite avec une vilaine femme, seront en votre faveur, et on le forcera de vous rendre votre fille; sans cela, il est dans son droit de la garder avec lui. – Mais plaider! je n’ai pas de quoi, mon Dieu! j’ai mes enfants à nourrir. – Que voulez-vous que j’y fasse? a dit le greffier, c’est comme ça.» Oui, reprit Jeanne en sanglotant, il avait raison… c’est comme ça… dans trois mois ma fille sera peut-être une créature des rues! tandis que si j’avais eu de quoi plaider pour me séparer de mon mari, cela ne serait pas arrivé.
– Mais cela n’arrivera pas; votre fille doit tant vous aimer!
– Mais elle est si jeune! À cet âge-là on n’a pas de défense; et puis la peur, les mauvais traitements, les mauvais conseils, les mauvais exemples, l’acharnement qu’on mettra peut-être à lui faire faire mal! Mon pauvre frère avait prévu tout ce qui arrive, lui; il me disait: «Est-ce que tu crois que si cette mauvaise femme et ton mari s’acharnent à perdre cette enfant, il ne faudra pas qu’elle y passe [10]?» Mon Dieu mon Dieu! pauvre Catherine, si douce, si aimante! Et moi qui, cette année encore, lui voulais faire renouveler sa première communion!
– Ah! vous avez bien de la peine. Et moi qui me plaignais, dit la Lorraine en essuyant ses yeux. Et vos autres enfants?
– À cause d’eux j’ai fait ce que j’ai pu pour vaincre la douleur et ne pas entrer à l’hôpital, mais je n’ai pu résister. Je vomis le sang trois ou quatre fois par jour, j’ai une fièvre qui me casse les bras et les jambes, je suis hors d’état de travailler. Au moins en étant vite guérie, je pourrai retourner auprès de mes enfants, si avant ils ne sont pas morts de faim ou emprisonnés comme mendiants. Moi ici, qui voulez-vous qui prenne soin d’eux, qui les nourrisse?
– Oh! c’est terrible. Vous n’avez donc pas de bons voisins?
– Ils sont aussi pauvres que moi, et ils ont cinq enfants déjà. Aussi deux enfants de plus! c’est lourd; pourtant ils m’ont promis de les nourrir… un peu, pendant huit jours, c’est tout ce qu’ils peuvent, et encore en prenant sur leur pain, et ils n’en ont pas déjà de trop; il faut donc que je sois guérie dans huit jours; oh! oui, guérie ou non, je sortirai tout de même.
– Mais, j’y pense, comment n’avez-vous pas songé à cette bonne petite ouvrière, M lleRigolette, que vous avez rencontrée en prison? elle les aurait gardés, bien sûr, elle.
– J’y ai pensé, et quoique la pauvre petite ait peut-être aussi bien du mal à vivre, je lui ai fait dire ma peine par une voisine: malheureusement elle est à la campagne où elle va se marier, a-t-on dit chez la portière de sa maison.
– Ainsi dans huit jours… vos pauvres enfants… Mais non, vos voisins n’auront pas le cœur de les renvoyer.
– Mais que voulez-vous qu’ils fassent? Ils ne mangent pas déjà selon leur faim, et il faudra encore qu’ils retirent aux leurs pour donner aux miens. Non, non, voyez-vous, il faut que je sois guérie dans huit jours; je l’ai demandé à tous les médecins qui m’ont interrogée depuis hier, mais ils me répondaient en riant: «C’est au médecin en chef qu’il faut s’adresser pour cela.» Quand viendra-t-il donc, le médecin en chef, la Lorraine?
– Chut! je crois que le voilà; il ne faut pas parler pendant qu’il fait sa visite, répondit tout bas la Lorraine.
En effet, pendant l’entretien des deux femmes, le jour était venu peu à peu.
Un mouvement tumultueux annonça l’arrivée du docteur Griffon, qui entra bientôt dans la salle, accompagné de son ami le comte de Saint-Remy, qui, portant, on le sait, un vif intérêt à M mede Fermont et à sa fille, était loin de s’attendre à trouver cette malheureuse jeune fille à l’hôpital.
En entrant dans la salle, les traits froids et sévères du docteur Griffon semblèrent s’épanouir: jetant autour de lui un regard de satisfaction et d’autorité, il répondit d’un signe de tête protecteur à l’accueil empressé des sœurs.
La rude et austère physionomie du vieux comte de Saint-Remy était empreinte d’une profonde tristesse. La vanité de ses tentatives pour retrouver les traces de M mede Fermont, l’ignominieuse lâcheté du vicomte, qui avait préféré à la mort une vie infâme, l’écrasaient de chagrin.
– Eh bien! dit au comte le docteur Griffon d’un air triomphant, que pensez-vous de mon hôpital?
– En vérité, répondit M. de Saint-Remy, je ne sais pourquoi j’ai cédé à votre désir; rien n’est plus navrant que l’aspect de ces salles remplies de malades. Depuis mon entrée ici, mon cœur est cruellement serré.
– Bah! bah! dans un quart d’heure vous n’y penserez plus; vous qui êtes philosophe, vous trouverez ample matière à observations; et puis enfin il était honteux que vous, un de mes plus vieux amis, vous ne connussiez pas le théâtre de ma gloire, de mes travaux, et que vous ne m’eussiez pas encore vu à l’œuvre. Je mets mon orgueil dans ma profession; est-ce un tort?
– Non, certes; et après vos excellents soins pour Fleur-de-Marie, que vous avez sauvée, je ne pouvais rien vous refuser. Pauvre enfant! quel charme touchant ses traits ont conservé malgré la maladie!
– Elle m’a fourni un fait médical fort curieux, je suis enchanté d’elle. À propos, comment a-t-elle passé cette nuit? L’avez-vous vue ce matin avant de partir d’Asnières?
– Non; mais la Louve, qui la soigne avec un dévouement sans pareil, m’a dit qu’elle avait parfaitement dormi. Pourrait-on aujourd’hui lui permettre d’écrire?
Après un moment d’hésitation, le docteur répondit:
– Oui… Tant que le sujet n’a pas été complètement rétabli, j’ai craint pour lui la moindre émotion, la moindre tension d’esprit; mais maintenant je ne vois aucun inconvénient à ce qu’elle écrive.
– Au moins elle pourra prévenir les personnes qui s’intéressent à elle…
– Sans doute… Ah çà! vous n’avez rien appris de nouveau sur le sort de M mede Fermont et de sa fille?
– Rien, dit M. de Saint-Remy en soupirant. Mes constantes recherches n’ont eu aucun résultat. Je n’ai plus d’espoir que dans M mela marquise d’Harville, qui, m’a-t-on dit, s’intéresse vivement aussi à ces deux infortunées; peut-être a-t-elle quelques renseignements qui pourront me mettre sur la voie. Il y a trois jours je suis allé chez elle; on m’a dit qu’elle arriverait d’un moment à l’autre. Je lui ai écrit à ce sujet, la priant de me répondre le plus tôt possible.
Pendant l’entretien de M. de Saint-Remy et du docteur Griffon, plusieurs groupes s’étaient peu à peu formés autour d’une grande table occupant le milieu de la salle; sur cette table était un registre où les élèves attachés à l’hôpital, et que l’on reconnaissait à leurs longs tabliers blancs, venaient tour à tour signer la feuille de présence; un grand nombre de jeunes étudiants studieux et empressés arrivaient successivement du dehors pour grossir le cortège scientifique du docteur Griffon, qui, ayant devancé de quelques minutes l’heure habituelle de sa visite, attendait qu’elle sonnât.
– Vous voyez, mon cher Saint-Remy, que mon état-major est assez considérable, dit le docteur Griffon avec orgueil en montrant la foule qui venait assister à ses enseignements pratiques.
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