– Et ce monsieur… il est venu?
– Non.
– Ah! c’est bien mal.
– À chaque instant la pauvre femme demandait après lui, disant toujours: «Oh! il viendra, oh! il va venir, bien sûr…» et pourtant elle est morte sans qu’il soit venu…
– Sa fin lui aura été plus pénible encore.
– Oh! mon Dieu! oui, car ce qu’elle craignait tant arrivera à son pauvre corps…
– Après avoir été riche, heureuse, mourir ici, c’est triste! Au moins, nous autres nous ne changeons que de misères…
– À propos de ça, reprit la Lorraine après un moment d’hésitation, je voudrais bien que vous me rendiez un service.
– Parlez…
– Si je mourais, comme c’est probable, avant que vous sortiez d’ici, je voudrais que vous réclamiez mon corps… J’ai la même peur que l’actrice… et j’ai mis là le peu d’argent qui me reste pour me faire enterrer.
– N’ayez donc pas ces idées-là.
– C’est égal, me le promettez-vous?
– Enfin, Dieu merci, ça n’arrivera pas.
– Oui, mais si cela arrive, je n’aurai pas, grâce à vous, le même malheur que l’actrice.
– Pauvre dame, après avoir été riche, finir ainsi! Il n’y a pas que l’actrice dans cette salle qui ait été riche, madame Jeanne.
– Appelez-moi donc Jeanne… comme je vous appelle la Lorraine.
– Vous êtes bien bonne…
– Qui donc encore a été riche aussi?
– Une jeune personne de quinze ans au plus, qu’on a amenée ici hier soir, avant que vous n’entriez. Elle était si faible qu’on était obligé de la porter. La sœur dit que cette jeune personne et sa mère sont des gens très-comme il faut, qui ont été ruinés…
– Sa mère est ici aussi?
– Non, la mère était si mal, si mal, qu’on n’a pu la transporter… La pauvre jeune fille ne voulait pas la quitter, et on a profité de son évanouissement pour l’emmener… C’est le propriétaire d’un méchant garni où elles logeaient qui, de peur qu’elles ne meurent chez lui, a été faire sa déclaration au commissaire.
– Et où est-elle?
– Tenez… là… dans le lit en face de vous…
– Et elle a quinze ans?
– Mon Dieu! tout au plus.
– L’âge de ma fille aînée!… dit Jeanne en ne pouvant retenir ses larmes.
Jeanne Duport, à la pensée de sa fille, s’était mise à pleurer amèrement.
– Pardon, lui dit la Lorraine attristée, pardon, si je vous ai fait de la peine sans le vouloir en vous parlant de vos enfants… Ils sont peut-être malades aussi?
– Hélas! mon Dieu… je ne sais pas ce qu’ils vont devenir si je reste ici plus de huit jours.
– Et votre mari?
Après un moment de silence, Jeanne reprit en essuyant ses larmes:
– Puisque nous sommes amies ensemble, la Lorraine, je peux vous dire mes peines, comme vous m’avez dit les vôtres… cela me soulagera… Mon mari était un bon ouvrier; il s’est dérangé, puis il m’a abandonnée, moi et mes enfants, après avoir vendu tout ce que nous possédions; je me suis remise au travail, de bonnes âmes m’ont aidée, je commençais à être un peu à flot, j’élevais ma petite famille du mieux que je pouvais, quand mon mari est revenu, avec une mauvaise femme qui était sa maîtresse, me reprendre le peu que je possédais, et ç’a été encore à recommencer.
– Pauvre Jeanne, vous ne pouviez pas empêcher cela?
– Il aurait fallu me séparer devant la loi; mais la loi est trop chère, comme dit mon frère. Hélas! mon Dieu, vous allez voir ce que ça fait que la loi soit trop chère pour nous, pauvres gens. Il y a quelques jours je retourne voir mon frère, il me donne trois francs qu’il avait ramassés à conter des histoires aux autres prisonniers.
– On voit que vous êtes bien bons cœurs dans votre famille, dit la Lorraine qui, par une rare délicatesse d’instinct, n’interrogea pas Jeanne sur la cause de l’emprisonnement de son frère.
– Je reprends donc courage, je croyais que mon mari ne reviendrait pas de longtemps, car il avait pris chez nous tout ce qu’il pouvait prendre. Non, je me trompe, ajouta la malheureuse en frissonnant; il lui restait à prendre ma fille… ma pauvre Catherine…
– Votre fille?
– Vous allez voir… vous allez voir. Il y a trois jours, j’étais à travailler avec mes enfants autour de moi; mon mari entre. Rien qu’à son air, je m’aperçois tout de suite qu’il a bu. «Je viens chercher Catherine», qu’il me dit. Malgré moi je prends le bras de ma fille et je réponds à Duport: «Où veux-tu l’emmener? «- Ça ne te regarde pas, c’est ma fille; qu’elle fasse son paquet et qu’elle me suive.» À ces mots-là, mon sang ne fait qu’un tour, car figurez-vous, la Lorraine, que cette mauvaise femme qui est avec mon mari… ça fait frémir à dire, mais enfin… c’est ainsi… elle le pousse depuis longtemps à tirer parti de notre fille – qui est jeune et jolie. Dites, quel monstre de femme!
– Ah! oui, c’est un vrai monstre.
«- Emmener Catherine! que je réponds à Duport, jamais; je sais ce que ta mauvaise femme voudrait en faire. – Tiens, me dit mon mari, dont les lèvres étaient déjà toutes blanches de colère, ne m’obstine pas ou je t’assomme.» Là-dessus il prend ma fille par le bras en lui disant: «En route! Catherine.» La pauvre petite me saute au cou en fondant en larmes et criant: «Je veux rester avec maman!» Voyant ça, Duport devient furieux: il arrache ma fille d’après moi, me donne un coup de poing dans l’estomac qui me renverse par terre, et une fois par terre… une fois par terre… Mais voyez-vous, la Lorraine, dit la malheureuse femme en s’interrompant, bien sûr il n’a été si méchant que parce qu’il avait bu… enfin il trépigne sur moi… en m’accablant de sottises…
– Faut-il être méchant, mon Dieu!
– Mes pauvres enfants se jettent à ses genoux en demandant grâce; Catherine aussi; alors il dit à ma fille en jurant comme un furieux: «Si tu ne viens pas avec moi, j’achève ta mère!» Je vomissais le sang… je me sentais à moitié morte… je ne pouvais pas faire un mouvement… mais je crie à Catherine: «Laisse-moi tuer plutôt! mais ne suis pas ton père! – Tu ne te tairas donc pas», me dit Duport en me donnant un nouveau coup de pied qui me fit perdre connaissance.
– Quelle misère! Quelle misère!
– Quand je suis revenue à moi, j’ai retrouvé mes deux petits garçons qui pleuraient.
– Et votre fille?
– Partie!… s’écria la malheureuse mère, avec un accent et des sanglots déchirants, oui… partie… Mes autres enfants m’ont dit que leur père l’avait battue… la menaçant, en outre, de m’achever sur la place. Alors, que voulez-vous? la pauvre enfant a perdu la tête… elle s’est jetée sur moi pour m’embrasser… elle a aussi embrassé ses petits frères en pleurant… et puis mon mari l’a entraînée! Ah! sa mauvaise femme l’attendait dans l’escalier… j’en suis bien sûre!…
– Et vous ne pouviez pas vous plaindre au commissaire?
– Dans le premier moment, je n’étais qu’au chagrin de savoir Catherine partie… mais j’ai senti bientôt de grandes douleurs dans tout le corps, je ne pouvais pas marcher. Hélas! mon Dieu! ce que j’avais tant redouté était arrivé. Oui, je l’avais dit à mon frère, un jour mon mari me battra si fort… si fort… que je serai obligée d’aller à l’hospice. Alors… mes enfants… qu’est-ce qu’ils deviendront? Et aujourd’hui m’y voilà, à l’hospice, et… je dis: «Qu’est-ce qu’ils deviendront, mes enfants?»
– Mais il n’y a donc pas de justice, mon Dieu! pour les pauvres gens?
– Trop cher, trop cher pour nous, comme dit mon frère, reprit Jeanne Duport avec amertume. Les voisins avaient été chercher le commissaire… son greffier est venu, ça me répugnait de dénoncer Duport… mais, à cause de ma fille, il l’a fallu. Seulement j’ai dit que dans une querelle que je lui faisais, parce qu’il voulait emmener ma fille, il m’avait poussée… que cela ne serait rien… mais que je voulais revoir Catherine, parce que je craignais qu’une mauvaise femme, avec qui vivait mon mari, ne la débauchât.
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