– C’est à moi! s’écria, pour le coup, Similor. Et mon ami n’en est que le précepteur!
Ils sortirent entourés de la faveur générale, dès que le premier rôle, surnommé le chien de terre-neuve parce qu’il sauve toujours quelqu’un, eut mis la main du jeune avocat dans celle de la fille de l’officier en prononçant des paroles abondamment connues.
– L’heure a sonné! dit Similor, dès qu’ils furent sur le boulevard.
– C’est vrai que c’est l’instant solennel, répliqua Échalot.
Ils avaient du talent, ou plutôt ce talent est l’atmosphère même qu’on respire dans notre forêt enchantée. Tout en gagnant la rue d’Enghien, ils firent une petite répétition de leurs rôles. Échalot entra le premier et déposa Saladin dans un bas d’armoire. M. Champion, à la vue de son persécuteur, crut d’abord à une nouvelle exaction; mais, aux premiers mots d’incendie, il perdit la tête. Ses lignes! Il avait cinq cent vingt-deux numéros dans sa collection! Il s’élança dans la chambre de Mme Champion et lui dit:
– Une catastrophe nous frappe. Je pars pour la conjurer. Veille jusqu’à mon retour!
Et il partit. Le soin de retarder son retour appartenait à l’entreprise. Céleste, tout habillée pour le bal, cherchait encore le mot de cette énigme, lorsque Similor fit son entrée semblable au page de Malbrough. Il fut distingué, adroit, mystérieux et touchant. Maître Léonide Denis, couché sur son lit de douleur, à Versailles, voulait voir encore une fois, avant de rendre l’âme, la femme, la fée, l’ange…
Ah! comme Céleste trouvait cela naturel! Céleste jeta un manteau sombre sur sa toilette de bal, car, dans ce récit, tout le monde aime l’effet jusqu’à Céleste elle-même! Vous pouvez bien vous figurer l’attrait qu’une toilette de bal ajoute à une dernière entrevue. Elle appela le garçon de caisse; elle lui dit ce qu’elle voulut, excusez-la: entre elle et le notaire, il n’y avait eu que d’antiques soupirs. Le garçon de caisse fut chargé spécialement de veiller jusqu’à la mort.
C’était au tour de Mazagran, la séduisante. Riffard, infidèle neveu du concierge, fit entrer Mazagran et son complice, M. Ernest, comme il avait introduit déjà Échalot et Similor. Le garçon de caisse était honnête, mais sensible. Un quart d’heure après, le logis de M. Champion était à la garde de M. Ernest. La bergerie appartenait au loup. Il est superflu d’ajouter que l’entreprise avait fait le nécessaire chez les voisins. Il ne restait personne à l’entresol.
Ce fut alors que le joueur d’orgue annonça pour la première fois sa lanterne magique. Il pouvait être une heure après minuit quand M. Lecoq de la Perrière, obéissant à ce signal, quitta la salle de danse.
Deux autres appels du joueur d’orgue avaient eu lieu depuis lors et une demi-heure s’était écoulée. De toutes les choses que nous avons racontées, ici et au précédent chapitre, rien n’avait transpiré dans le bal où le plaisir, au contraire, dominant de vagues préoccupations, prenait franchement le dessus.
Nous ne prétendons apprendre à personne qu’après une certaine heure et une fois franchi un certain degré dans l’échelle d’opulence, une fête ne s’aperçoit absolument pas de l’absence des maîtres de la maison. Cinq conviés sur dix, normalement, sont destinés à ne pas les voir de toute la nuit.
La porte du couloir conduisant des appartements de M. Schwartz aux bureaux, en passant par le logis de M. Champion, était ouverte. André Maynotte en passa le seuil le premier. L’ancien commissaire de police et le magistrat suivirent. Les lampes qui d’ordinaire éclairaient ce corridor étaient éteintes. Une lueur faible venait seulement derrière eux par la porte du vestibule. Ils marchaient tous les trois en silence. Le couloir avait toute la longueur de la cour. Arrivé à moitié chemin, André s’arrêta et dit:
– Vous faites trop de bruit, messieurs; celui qui est là ne parlera point s’il me sait accompagné.
– Où nous menez-vous? demanda le conseiller dont la voix était calme.
– Je dois vous prévenir que je suis armé, ajouta non sans émotion l’ancien commissaire de police.
– Moi, je suis sans armes, dit André. Il poursuivit, répondant au conseiller:
– Je vous mène à la connaissance de la vérité, touchant un crime que vous eûtes à juger autrefois, et un autre crime que vous aurez à juger demain, le vol de la caisse Bancelle, le meurtre de la comtesse Corona.
– Vous fûtes condamné pour l’un, vous êtes accusé de l’autre, murmura le magistrat.
– L’hôtel Schwartz est cerné par vos agents, prononça lentement André. Je n’ai ni le pouvoir ni la volonté de fuir.
On ne répliqua point. Il continua sa route. Ses deux compagnons étouffèrent le bruit de leurs pas.
Nous avons dû dire quelque part que les somptueux bureaux de M. le baron Schwartz, établis au rez-de-chaussée des bâtiments considérables qui donnaient sur la rue d’Enghien, avaient leurs caisses de recettes et dépenses courantes, parlant au pluriel, car la maison centralisait plusieurs entreprises distinctes. La fameuse caisse de l’entresol, dite principale et centrale, était comme l’âme universelle de ce grand corps et agglomérait accidentellement les fonds des diverses entreprises.
C’étaient les finances de la maison Schwartz, proprement dites, placées sous les garanties immédiates d’un homme capable et tout particulièrement sûr, M. Champion. Capacité ne signifie pas du tout intelligence; c’est un mot qui renferme toujours une réserve de spécialisme quelconque. Sur la place de Paris, il n’y avait pas de comptable mieux accrédité que M. Champion. Dans la circonstance où nous sommes, c’était la caisse principale qui avait reçu les énormes réalisations opérées par le banquier dans ces derniers jours et dont le motif restait un mystère pour M. Champion.
Le couloir où nos trois personnages sont engagés aboutissait à une double porte très parfaitement close, mais dont M. Champion n’avait pas fait mention dans son poème descriptif, récité aux voyageurs de la patache, parce que cette porte était à l’usage exclusif de M. le baron Schwartz. André Maynotte avait les clefs des deux serrures qu’il ouvrit successivement avec précaution. Aucun bruit ne témoigna qu’on l’eût entendu de l’intérieur.
Il entra, toujours suivi de ses deux compagnons, et les battants étant retombés d’eux-mêmes, tous les trois se trouvèrent plongés dans une obscurité complète.
Je dis complète, car M. Champion nous a appris que les fenêtres de l’entresol avaient des fermetures de magasin.
Cette nuit profonde, cependant, ne devait pas durer depuis longtemps: une odeur de bougie éteinte flottait dans l’air et dénonçait la présence d’un être humain.
Pour André Maynotte, du moins, c’était là un signe certain. Il chercha et trouva la main de ses compagnons qu’il pressa en silence, indiquant par un mouvement expressif qu’ils avaient assez marché. Puis il continua d’avancer seul. La porte du corridor s’ouvrait dans la pièce même, décrite par M. Champion et dans laquelle se trouvait la fameuse caisse à défendre, que jamais nous n’avons vue mais qui joua un rôle si important au début de ce récit, seulement cette porte s’ouvrait en dehors de la grille, qui aurait été installée autrefois, lors de la naissance d’une compagnie célèbre dont les actions, recherchées avec fougue, réclamèrent cette fortification supplémentaire.
La pièce était très vaste, quoique basse d’étage. Elle servait de chambre à coucher au garçon, séduit par les charmes de Mazagran et dont le lit se dressait chaque soir en travers du coffre-fort. À droite et à gauche étaient situées les chambres de M. et Mme Champion.
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