Oui ! oui !
MÈRE MARGUERITE.
Je vous défends
De l'entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être !
SŒUR MARTHE.
Mais... Dieu !..
MÈRE MARGUERITE.
Rassurez-vous : Dieu doit bien le connaître.
SŒUR MARTHE.
Mais chaque samedi, quand il vient d'un air fier,
Il me dit en entrant : « Ma sœur, j'ai fait gras, hier ! »
MÈRE MARGUERITE.
Ah ! il vous dit cela ?.. Eh bien ! la fois dernière
Il n'avait pas mangé depuis deux jours.
SŒUR MARTHE.
Ma Mère !
MÈRE MARGUERITE.
Il est pauvre.
SŒUR MARTHE.
Qui vous l'a dit ?
MÈRE MARGUERITE.
Monsieur Le Bret.
SŒUR MARTHE.
On ne le secourt pas ?
MÈRE MARGUERITE.
Non, il se fâcherait.
(Dans une allée du fond, on voit apparaître Roxane, vêtue de noir, avec la coiffe des veuves et de longs voiles ; de Guiche, magnifique et vieillissant, marche auprès d'elle. Ils vont à pas lents. Mère Marguerite se lève).
- Allons, il faut rentrer... Madame Madeleine,
Avec un visiteur, dans le parc se promène.
SŒUR MARTHE, bas à sœur Claire.
C'est le duc-maréchal de Grammont ?
SŒUR CLAIRE, regardant.
Oui, je crois.
SŒUR MARTHE.
Il n'était plus venu la voir depuis des mois !
LES SŒURS.
Il est très pris ! - La cour ! - Les camps !
SŒUR CLAIRE.
Les soins du monde !
(Elles sortent. De Guiche et Roxane descendent en silence et s'arrêtent près du métier. Un temps).
Scène II
Roxane, le duc de Grammont, ancien comte de Guiche, puis Le Bret et Ragueneau.
LE DUC.
Et vous demeurerez ici, vainement blonde,
Toujours en deuil ?
ROXANE.
Toujours.
LE DUC.
Aussi fidèle ?
ROXANE.
Aussi.
LE DUC, après un temps.
Vous m'avez pardonné ?
ROXANE, simplement, regardant la croix du couvent.
Puisque je suis ici.
(Nouveau silence).
LE DUC.
Vraiment c'était un être ?..
ROXANE.
Il fallait le connaître !
LE DUC.
Ah ! Il fallait ?.. Je l'ai trop peu connu, peut-être !
... Et son dernier billet, sur votre cœur, toujours ?
ROXANE.
Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.
LE DUC.
Même mort, vous l'aimez ?
ROXANE.
Quelquefois il me semble
Qu'il n'est mort qu'à demi, que nos cœurs sont ensemble,
Et que son amour flotte, autour de moi, vivant !
LE DUC, après un silence encore.
Est-ce que Cyrano vient vous voir ?
ROXANE.
Oui, souvent.
- Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient ; c'est régulier ; sous cet arbre où vous êtes
On place son fauteuil, s'il fait beau ; je l'attends
En brodant ; l'heure sonne ; au dernier coup, j'entends
- Car je ne tourne plus même le front ! - sa canne
Descendre le perron ; il s'assied ; il ricane
De ma tapisserie éternelle ; il me fait
La chronique de la semaine, et...
(Le Bret paraît sur le perron).
Tiens, Le Bret !
(Le Bret descend).
Comment va notre ami ?
LE BRET.
Mal.
LE DUC.
Oh !
ROXANE, au duc.
Il exagère !
LE BRET.
Tout ce que j'ai prédit : l'abandon, la misère !..
Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
Les faux braves, les plagiaires, - tout le monde.
ROXANE.
Mais son épée inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais à bout de lui.
LE DUC, hochant la tête.
Qui sait ?
LE BRET.
Ce que je crains, ce n'est pas les attaques, c'est
La solitude, la famine, c'est Décembre
Entrant à pas de loup dans son obscure chambre.
Voilà les spadassins qui plutôt le tueront !
- Il serre chaque jour, d'un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n'a plus qu'un petit habit de serge noire.
LE DUC.
Ah ! celui-là n'est pas parvenu ! - C'est égal,
Ne le plaignez pas trop.
LE BRET, avec un sourire amer.
Monsieur le maréchal !..
LE DUC.
Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,
Libre dans sa pensée autant que dans ses actes.
LE BRET, de même.
Monsieur le duc !..
LE DUC, hautainement.
Je sais, oui : j'ai tout ; il n'a rien...
Mais je lui serrerais bien volontiers la main.
(Saluant Roxane).
Adieu.
ROXANE.
Je vous conduis.
(Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers le perron).
LE DUC, s'arrêtant, tandis qu'elle monte.
Oui, parfois, je l'envie.
- Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie,
On sent, - n'ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal ! -
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
Un bruit d'illusions sèches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.
ROXANE, ironique.
Vous voilà bien rêveur ?..
LE DUC.
Eh ! oui !
(Au moment de sortir, brusquement).
Monsieur Le Bret !
(À Roxane).
Vous permettez ? Un mot.
(Il va à Le Bret, et à mi-voix).
C'est vrai : nul n'oserait
Attaquer votre ami ; mais beaucoup l'ont en haine ;
Et quelqu'un me disait, hier, au jeu, chez la Reine.
« Ce Cyrano pourrait mourir d'un accident. »
LE BRET.
Ah ?
LE DUC.
Oui. Qu'il sorte peu. Qu'il soit prudent.
LE BRET, levant les bras au ciel.
Prudent !
Il va venir. Je vais l'avertir. Oui, mais !..
ROXANE, qui est restée sur le perron, à une sœur qui s'avance vers elle.
Qu'est-ce ?
LA SŒUR.
Ragueneau veut vous voir, Madame.
ROXANE.
Qu'on le laisse
Entrer.
(Au duc et à Le Bret).
Il vient crier misère. Étant un jour
Parti pour être auteur, il devint tour à tour
Chantre...
LE BRET.
Étuviste...
ROXANE.
Acteur...
LE BRET.
Bedeau...
ROXANE.
Perruquier...
LE BRET.
Maître
De théorbe...
ROXANE.
Aujourd'hui, que pourrait-il bien être ?
RAGUENEAU, entrant précipitamment.
Ah ! Madame !
(Il aperçoit Le Bret).
Monsieur !
ROXANE, souriant.
Racontez vos malheurs
À Le Bret. Je reviens.
RAGUENEAU.
Mais, Madame...
(Roxane sort sans l'écouter, avec le duc. Il redescend vers Le Bret).
Scène III
Le Bret, Ragueneau.
RAGUENEAU.
D'ailleurs,
Puisque vous êtes là, j'aime mieux qu'elle ignore !
- J'allais voir votre ami tantôt. J'étais encore
À vingt pas de chez lui... quand je le vois de loin,
Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
De la rue... et je cours... lorsque d'une fenêtre
Sous laquelle il passait - est-ce un hasard ?.. peut-être ! -
Un laquais laisse choir une pièce de bois.
LE BRET.
Les lâches !.. Cyrano !
RAGUENEAU.
J'arrive et je le vois...
LE BRET.
C'est affreux !
RAGUENEAU.
Notre ami, Monsieur, notre poète,
Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !
LE BRET.
Il est mort ?
RAGUENEAU.
Non ! mais... Dieu ! je l'ai porté chez lui.
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