LE CADET.
Le canon des Gascons ne recule jamais !
DE GUICHE, le prenant par le bras et le secouant.
Vous êtes gris !.. De quoi ?
LE CADET, superbe.
De l'odeur de la poudre !
DE GUICHE, haussant les épaules, le repousse et va vivement à Roxane.
Vite, à quoi daignez-vous, madame, vous résoudre ?
ROXANE.
Je reste !
DE GUICHE.
Fuyez !
ROXANE.
Non !
DE GUICHE.
Puisqu'il en est ainsi,
Qu'on me donne un mousquet !
CARBON.
Comment ?
DE GUICHE.
Je reste aussi.
CYRANO.
Enfin, Monsieur ! voilà de la bravoure pure !
PREMIER CADET.
Seriez-vous un Gascon malgré votre guipure ?
ROXANE.
Quoi !..
DE GUICHE.
Je ne quitte pas une femme en danger.
DEUXIÈME CADET, au premier.
Dis donc ! Je crois qu'on peut lui donner à manger !
(Toutes les victuailles reparaissent comme par enchantement).
DE GUICHE, dont les yeux s'allument.
Des vivres !
UN TROISIÈME CADET.
Il en sort de sous toutes les vestes !
DE GUICHE, se maîtrisant, avec hauteur.
Est-ce que vous croyez que je mange vos restes ?
CYRANO, saluant.
Vous faites des progrès !
DE GUICHE, fièrement, et à qui échappe sur le dernier mot une légère pointe d'accent.
Je vais me battre à jeun !
PREMIER CADET, exultant de joie.
À jeung ! Il vient d'avoir l'accent !
DE GUICHE, riant.
Moi ?
LE CADET.
C'en est un !
(Ils se mettent tous à danser).
CARBON DE CASTEL-JALOUX, qui a disparu depuis un moment derrière le talus, reparaissant sur la crête.
J'ai rangé mes piquiers, leur troupe est résolue !
(Il montre une ligne de piques qui dépasse la crête).
DE GUICHE, à Roxane, en s'inclinant.
Acceptez-vous ma main pour passer leur revue ?..
(Elle la prend, ils remontent vers le talus. Tout le monde se découvre et les suit).
CHRISTIAN, allant à Cyrano, vivement.
Parle vite !
(Au moment où Roxane paraît sur la crête, les lances disparaissent, abaissées pour le salut, un cri s'élève : elle s'incline).
LES PIQUIERS, au dehors.
Vivat !
CHRISTIAN.
Quel était ce secret ?..
CYRANO.
Dans le cas où Roxane...
CHRISTIAN.
Eh bien ?
CYRANO.
Te parlerait
Des lettres ?..
CHRISTIAN.
Oui, je sais !..
CYRANO.
Ne fais pas la sottise
De t'étonner...
CHRISTIAN.
De quoi ?
CYRANO.
Il faut que je te dise !..
Oh ! mon Dieu, c'est tout simple, et j'y pense aujourd'hui
En la voyant. Tu lui...
CHRISTIAN.
Parle vite !
CYRANO.
Tu lui...
As écrit plus souvent que tu ne crois.
CHRISTIAN.
Hein ?
CYRANO.
Dame !
Je m'en étais chargé : j'interprétais ta flamme !
J'écrivais quelquefois sans te dire : j'écris !
CHRISTIAN.
Ah ?
CYRANO.
C'est tout simple !
CHRISTIAN.
Mais comment t'y es-tu pris,
Depuis qu'on est bloqué pour ?..
CYRANO.
Oh !.. avant l'aurore
Je pouvais traverser...
CHRISTIAN, se croisant les bras.
Ah ! c'est tout simple encore ?
Et qu'ai-je écrit de fois par semaine ?.. Deux ? - Trois ? -
Quatre ? -
CYRANO.
Plus.
CHRISTIAN.
Tous les jours ?
CYRANO.
Oui, tous les jours. - Deux fois.
CHRISTIAN, violemment.
Et cela t'enivrait, et l'ivresse était telle
Que tu bravais la mort...
CYRANO, voyant Roxane qui revient.
Tais-toi ! Pas devant elle !
(Il rentre vivement dans sa tente).
Scène VIII
Roxane, Christian ; au fond, allées et venues de cadets. Carbon et De Guiche donnent des ordres.
ROXANE, courant à Christian.
Et maintenant, Christian !..
CHRISTIAN, lui prenant les mains.
Et maintenant, dis-moi
Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi
À travers tous ces rangs de soudards et de reîtres,
Tu m'as rejoint ici ?
ROXANE.
C'est à cause des lettres !
CHRISTIAN.
Tu dis ?
ROXANE.
Tant pis pour vous si je cours ces dangers !
Ce sont vos lettres qui m'ont grisée ! Ah ! songez
Combien depuis un mois vous m'en avez écrites,
Et plus belles toujours !
CHRISTIAN.
Quoi ! pour quelques petites
Lettres d'amour...
ROXANE.
Tais-toi !.. Tu ne peux pas savoir !
Mon Dieu, je t'adorais, c'est vrai, depuis qu'un soir,
D'une voix que je t'ignorais, sous ma fenêtre,
Ton âme commença de se faire connaître...
Eh bien ! tes lettres, c'est, vois-tu, depuis un mois,
Comme si tout le temps, je l'entendais, ta voix
De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe !
Tant pis pour toi, j'accours. La sage Pénélope
Ne fût pas demeurée à broder sous son toit,
Si le seigneur Ulysse eût écrit comme toi,
Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu'Hélène,
Envoyé promener ses pelotons de laine !..
CHRISTIAN.
Mais...
ROXANE.
Je lisais, je relisais, je défaillais,
J'étais à toi. Chacun de ces petits feuillets
Était comme un pétale envolé de ton âme.
On sent à chaque mot de ces lettres de flamme
L'amour puissant, sincère...
CHRISTIAN.
Ah ! sincère et puissant ?
Cela se sent, Roxane ?..
ROXANE.
Oh ! si cela se sent !
CHRISTIAN.
Et vous venez ?..
ROXANE.
Je viens (ô mon Christian, mon maître !
Vous me relèveriez si je voulais me mettre
À vos genoux, c'est donc mon âme que j'y mets,
Et vous ne pourrez plus la relever jamais !)
Je viens te demander pardon (et c'est bien l'heure
De demander pardon, puisqu'il se peut qu'on meure !)
De t'avoir fait d'abord, dans ma frivolité,
L'insulte de t'aimer pour ta seule beauté !
CHRISTIAN, avec épouvante.
Ah ! Roxane !
ROXANE.
Et plus tard, mon ami, moins frivole,
- Oiseau qui saute avant tout à fait qu'il s'envole, -
Ta beauté m'arrêtant, ton âme m'entraînant,
Je t'aimais pour les deux ensemble !..
CHRISTIAN.
Et maintenant ?
ROXANE.
Eh bien ! toi-même enfin l'emporte sur toi-même,
Et ce n'est plus que pour ton âme que je t'aime !
CHRISTIAN, reculant.
Ah ! Roxane !
ROXANE.
Sois donc heureux. Car n'être aimé
Que pour ce dont on est un instant costumé,
Doit mettre un cœur avide et noble à la torture ;
Mais ta chère pensée efface ta figure,
Et la beauté par quoi tout d'abord tu me plus,
Maintenant j'y vois mieux... et je ne la vois plus !
CHRISTIAN.
Oh !..
ROXANE.
Tu doutes encor d'une telle victoire ?..
CHRISTIAN, douloureusement.
Roxane !
ROXANE.
Je comprends, tu ne peux pas y croire,
À cet amour ?..
CHRISTIAN.
Je ne veux pas de cet amour !
Moi, je veux être aimé plus simplement pour...
ROXANE.
Pour
Ce qu'en vous elles ont aimé jusqu'à cette heure ?
Laissez-vous donc aimer d'une façon meilleure !
CHRISTIAN.
Non ! c'était mieux avant !
ROXANE.
Ah ! tu n'y entends rien !
C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien !
C'est ce qui te fait toi, tu m'entends, que j'adore,
Et moins brillant...
CHRISTIAN.
Tais-toi !
ROXANE.
Je t'aimerais encore !
Si toute ta beauté tout d'un coup s'envolait...
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