D’un amalgame de ces diverses locutions est sans doute né tourner en bourrique qui accumule les notions de bêtise et de charges exténuantes. Faire tourner quelqu’un en bourrique , c’est en effet l’abrutir (faire d’elle une brute) en lui imposant d’insupportables exigences. Diantre, voilà qui n’est pas rien ! Pas d’affolement, cependant, car la formule relève le plus souvent de la synecdoque, c’est-à-dire qu’elle dit le plus pour le moins. Quand, en effet, une maman reproche à ses sales gosses de la faire tourner en bourrique , elle veut juste leur faire comprendre qu’ils l’énervent, qu’ils lui font perdre patience, qu’elle est excédée par leur agitation ou leurs jérémiades.
Selon Esnault (1965), bourrique a également revêtu des significations argotiques : gourgandine en 1809, agent de la sûreté en 1877, délateur en 1883, gendarme en 1917. En 1894, Virmaître ne lui donnait toutefois que le sens d’« indicateur » (argot des voleurs) ; on dirait aujourd’hui « balance ».
Dans mon enfance, les tabous sexuels étaient la norme : appeler de leur nom véritable les « parties naturelles » était inimaginable dans la conversation courante et grand-mère usait de métaphores pour nous rappeler, mon frère et moi, à l’élémentaire pudeur. Elle nous parlait de « petit oiseau » ou, plus souvent, de boutique : « Ne fais pas voir ta boutique à tout le monde ! », ou encore, « Ce n’est pas beau de mettre ainsi sa boutique à l’air ! ». Ce mot n’eut longtemps pour nous que ce sens, un peu licencieux malgré tout.
L’image était cohérente puisque le mot boutique est lié à l’idée d’étalage, de marchandises que l’on montre, et elle ne date pas d’hier puisqu’en 1640, dans ses Curiosités françaises , Antoine Oudin nous apprend que l’on disait « la Boutique , pour la nature ou le membre viril » et que « la Boutique est fermée , se [disait]d’une femme qui ne fait plus d’enfants. »
En 1954, l’année de mes sept ans, l’actrice et chanteuse Mistinguett utilisait la métaphore à propos d’un souvenir d’enfance où il est justement question d’un exhibitionniste : « Le jour où j’avais averti ma mère, elle m’avait dit de marcher devant, comme si de rien n’était. L’autre commençait à montrer sa boutique comme d’habitude, mais quand il aperçut ma mère, il se cavala comme un fou. Il avait raison ! » ( Toute ma vie , volume 1, p. 23.)
C’est le cadet de mes soucis
Cadet ! Le mot fait ressurgir deux vieilles images. La première : un soldat de la Révolution, bon enfant et qui multiplie tout par trois : Cadet Rousselle. La seconde : un petit monsieur en haut-de-forme avec une bouche grotesque et dans la main gauche un encrier d’où sort une énorme plume : une caricature de l’acteur Coquelin Cadet qui trônait sur un manteau de cheminée. Évidemment, quand grand-mère faisait taire mes récriminations d’un catégorique C’est le cadet de mes soucis , ces images me venaient alternativement à l’esprit et le cadet en question signifiait tout sauf « le dernier, le moindre, le plus petit ».
L’histoire de ce mot est épatante : cadet , « chef », « capitaine » et « cadeau » ont la même origine ! Au commencement fut la lettre capitale (du latin médiéval capitellus , « petite tête », diminutif de caput , « tête »). Cette lettre capitale se disait capdel ou cabdel en ancien provençal, le mot ayant aussi le sens de « chef », c’est-à-dire « tête » mais aussi « celui qui commande [7]». La lettre capitale était, en tête d’un texte ou d’un chapitre, toujours enjolivée, historiée selon la tradition des enluminures médiévales. On parlait alors de lettre cadelée (XV esiècle), mot qui est à l’origine de « cadeau », mais c’est là une autre histoire. Cadet est l’équivalent gascon du provençal capdel . Comment, de ce premier sens de « chef », le mot cadet en est-il venu à désigner le deuxième né d’une famille ? Une tradition remontant au XV esiècle nous donne la clef de l’énigme : les fils puînés (nés après les aînés) des familles gasconnes devenaient généralement chefs militaires (mousquetaires) dans les armées du roi de France, enrôlés par exemple dans la compagnie des « cadets de Gascogne ». Le chef-d’œuvre d’Alexandre Dumas (1802–1870) les a immortalisés. La tradition concerna aussi d’autres écoles militaires. Par la suite, le sens de cadet a évolué de « celui qui est né après l’aîné » à « celui qui est le plus jeune ».
« Vous finirez par me faire devenir chèvre ! » s’écriait grand-mère quand on la faisait… bisquer (verbe qui vient du provençal bisco , « mauvaise humeur », lui-même issu de bico , « bique, chèvre »).
Faire devenir chèvre est, de nos jours, un équivalent de Faire tourner en bourrique (voir supra) mais tel ne fut pas le premier sens de l’expression. On trouve chez Rabelais le verbe chevreter [8]: « Advenent le cas, ne seroit-ce que pour chevreter ? Autresfoys est-il advenu : advenir encores pourroit » ( Tiers livre, Prologue de l’auteur , 1546). Devenir chèvre , c’est donc se dépiter, c’est-à-dire éprouver du chagrin mêlé de colère. On dit aussi d’une personne qu’elle prend la chèvre quand elle s’emporte pour un rien, qui, facilement, prend la mouche (voir infra). Molière utilise l’expression dans Sganarelle ou Le Cocu imaginaire (1660) : « Mais c’est prendre la chèvre un peu bien vite aussi » (scène XII). Ce caractère colérique et braque de notre caprin se retrouve dans des mots de même étymologie comme caprice ou se cabrer (du latin capra , « chèvre »).
Furetière (1690) explique ainsi l’expression : « On dit hyperboliquement d’un malheureux qu’il se noyeroit dans un crachat. » L’hyperbole est précisée dans les additions du Dictionnaire de l’Académie française (1 reédition, 1694) : « On dit proverbialement d’un homme malheureux et malhabile qu’il se noyeroit dans son crachat […]. » Aujourd’hui, le désarroi et l’affolement devant un problème à résoudre, si insignifiant soit-il, ont supplanté le malheur et la maladresse, noyer revêtant le même sens figuré que la locution quasi synonyme, « se laisser submerger ». Ces nuances apparaissent au XIX esiècle, notamment chez Littré (1872-77), avec, en plus, la notion d’échec : « Se noyer dans son crachat, dans un crachat, échouer, se perdre en des cas ou rien n’était si facile que de réussir. » Se noyer dans une goutte d’eau était aussi en usage au XVII esiècle, comme dans cet extrait de Bossuet : « Vous voyez très-bien le foible de celui du pauvre M. de Cambrai, qui s’égare dans le grand chemin, et qui a voulu se noyer dans une goutte d’eau » (Lettre à M. de La Loubère du 1 erjuin 1698).
Le « verre d’eau » remplace souvent aujourd’hui la « goutte » ou le « crachat », mais le pusillanime n’en est pas pour autant sauvé de la noyade.
Être (comme) cul et chemise
« Ces deux-là, ils sont cul et chemise ! »
En disant cela de deux personnes qu’elle connaissait (mais évitait de fréquenter), grand-mère n’en soulignait pas seulement la proximité, l’inséparabilité, mais aussi la coupable complicité, l’indécence du mot cul devant nécessairement donner à la phrase un tour péjoratif.
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