Il s'éloigne de quelques pas, regarde l'un après l'autre les invités de Joséphine, puis, fixant cette dernière, il ajoute :
- Il faut toujours dire ces vers de manière que de tous ceux qui l'écoutent, il n'y ait que Cinna de trompé.
Il quitte le salon.
Ce soir, il a décidé de se rendre seul au Théâtre-Français, où Talma interprète Cinna en compagnie de Mlle George.
21.
Napoléon est assis sur le tapis, devant la cheminée. Il a le regard perdu dans le feu qui crépite. Il ne regarde pas Mlle George, qui s'est installée près de lui et qui tourne le dos au foyer. Elle a enveloppé son corps nu d'un grand châle de soie jaune.
C'est le milieu de la nuit.
Il est partagé entre la rancœur et la fureur. Il se répète ce qu'il a dit à Joséphine avant de gagner ses appartements privés, où il sait que Georgina l'attend : « Il faudra que je m'isole de tout le monde, que je ne compte que sur moi seul. »
C'est ce qu'il pense depuis toujours, depuis le collège d'Autun, lorsque son père l'a laissé seul, depuis l'école de Brienne, lorsqu'il était en butte aux moqueries de ses camarades. Depuis toujours, donc. Il ne devrait pas être surpris. Et cependant il voudrait autre chose. Parce qu'il continue de croire que les siens, sa famille, ceux pour lesquels il a tant fait, devraient l'aider, comprendre ce qu'il veut, se soumettre eux aussi, comme il le fait lui-même, à la grande loi supérieure du destin et de l'ambition. Mais c'est chaque fois la déception.
Il répète : Mme Jouberthon ! Mlle Paterson !
Georgina se rapproche, lui effleure l'épaule, mais elle cesse aussitôt. Il ne supporte même pas son contact. Seul. Voilà ce qu'il est.
Mme Jouberthon, une femme divorcée, veuve d'un agent de change, femme légère, dit-on, et qui est devenue, parce qu'elle a épousé Lucien, une Mme Bonaparte !
Mlle Paterson, une jeune Américaine de Baltimore, dont le représentant de la France aux États-Unis a annoncé que Jérôme Bonaparte, qui a abandonné le navire, s'est follement épris et compte l'épouser sous peu !
Belle, grande famille Bonaparte ! Il avait d'autres desseins, d'autres rêves pour ses frères.
Eh bien, il sera seul, il conduira seul sa destinée, sans aide, puisqu'on se refuse, dans sa famille, à soutenir ses projets. Espère-t-il, Lucien, qu'un enfant de Mme Jouberthon sera un jour son successeur ? Et Jérôme, qui n'a pas vingt ans, peut-on lui confier une fonction, alors qu'il va être le mari d'une demoiselle Paterson ? ! de Baltimore ? !
Mais ne comprennent-ils donc pas que pour se faire accepter tel que l'on est, surgis de la Révolution, par ceux qui règnent, il faut au moins donner le change ? !
Joséphine n'était pas vierge, non, mais elle était une Tascher de La Pagerie de Beauharnais ! Et son époux, général, avait été guillotiné !
J'avais compris cela.
Il est presque roi, et ses frères ne l'ont pas saisi !
Comment fonder une dynastie avec de telles résistances, de tels aveuglements parmi les siens ? ! Pauline, heureusement, n'a pas pleuré longtemps le général Leclerc. Elle a reçu cinq cent mille francs de dot et épousé le prince Camille Borghèse. Un nom, des diamants, une fortune. Peut-être pas un mari dans son lit, mais le titre de princesse !
Il se retourne. Il dit à Georgina qu'il aimerait l'entendre jouer Phèdre .
Il monte sur l'escabeau, qu'il lui demande de faire rouler afin de chercher les œuvres de Racine. Il récite :
Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie
Pourrait en vous voyant n'être point adoucie ?
Puis il descend avant d'avoir trouvé le volume.
Il dit qu'il part demain pour Boulogne.
Il prend une poignée de billets dans un tiroir de l'une des commodes, les glisse comme il en a l'habitude entre les seins de Georgina.
Il lui caresse le dos cependant qu'elle quitte à pas lents la pièce.
Il faut le vent de la mer, la vue des bateaux dans la rade de Boulogne, les vivats des soldats et des marins quand il monte à bord des navires, les soixante coups de canon que tire en son honneur le vaisseau de l'amiral Bruix, pour qu'enfin l'amertume s'efface, qu'il ne songe plus ni à Lucien ni à Jérôme, ni à tel ou tel de ces brigands de plume, écrivassiers de pamphlets, commères de salons, mégères enturbannées qui répandent des rumeurs.
Ainsi cet « oiseau de mauvais augure », Mme de Staël, qui s'obstine à vouloir séjourner en France.
Il a dicté, avant de quitter Paris pour Boulogne, deux courriers au Grand Juge Régnier, pour que la fille de M. Necker, « cette étrangère intrigante, ne reste pas en France, où sa famille a fait assez de maux », et dont l'arrivée, oui, comme un oiseau de mauvais augure, « a toujours été le signal de quelque trouble ».
Qu'on la chasse .
Qu'on emprisonne ce Charles Nodier qui multiplie les pamphlets contre moi, et s'il rencontre, s'il y est, dans les couloirs de Sainte-Pélagie le marquis de Sade, que j'y ai fait enfermer depuis mars 1801 parce qu'il était intolérable qu'il se moquât de Joséphine sous le nom de Zoloé, l'un de ses personnages dissolus, qu'ils parlent ensemble de moi s'ils veulent, mais derrière des barreaux.
Changeons d'air. Oublions.
Il aime le château de Pont-de-Briques, à quatre kilomètres de Boulogne, dont il a fait son quartier général à proximité des camps de la Grande Armée.
Il dort à peine quelques heures tant il est impatient de retrouver l'activité des troupes. Il déjeune seul, se rend souvent à la baraque de soixante-dix mètres de long qui est construite sur la falaise d'Ordre. De là il aperçoit la mer, les frégates anglaises qui rôdent, les chaloupes canonnières.
Il embarque à bord de l'une d'elles. Il va de navire en navire, salué par le cri trois fois lancé par l'équipage de « Vive le Premier consul ! Vive Napoléon Bonaparte ! » Le jour, il chevauche sur les falaises, malgré la pluie de novembre puis de décembre.
La nuit, il fait manœuvrer les troupes. Il assiste aux embarquements et aux débarquements dans les paquets de mer et l'obscurité. Quand il rentre à la baraque, il écrit à Cambacérès, parce qu'il éprouve le besoin de revivre ce qu'il a éprouvé, mais aussi parce qu'il faut communiquer à ceux qui sont restés à Paris l'énergie qui émane du camp de Boulogne.
« Je suis baraqué au milieu du camp et sur les bords de l'océan, dicte-t-il. Je vois les côtes d'Angleterre comme on voit, des Tuileries, le Calvaire. On distingue les maisons et le mouvement. C'est un fossé qui sera franchi lorsqu'on aura l'audace de le tenter. J'ai lieu d'espérer que dans un temps raisonnable j'arriverai au but que l'Europe attend. Nous avons dix siècles d'outrages à venger. »
Une nuit, par gros temps, il s'avance vers une chaloupe amarrée. Il vente fort et il pleut. Il regarde les officiers autour de lui qui baissent la tête. Il veut embarquer, dit-il, visiter la ligne d'embossage. Il saute dans la chaloupe, se place au centre, et aussitôt, les amarres lâchées, l'embarcation tangue, dérive et, au bout de quelques minutes, s'échoue sur un banc à quelques dizaines de mètres du rivage. Les vagues la recouvrent.
Il reçoit de plein fouet les paquets de mer, s'efforçant de demeurer debout. Les marins se jettent à l'eau et, en se serrant, essaient de briser la force des vagues. Puis ils portent Napoléon sur leurs épaules, dans l'écume, jusqu'au rivage.
Ils poussent des vivats, et les aides de camp, restés à terre, le regardent avec une sorte d'admiration craintive.
Il faut qu'il soit cet homme-là, qui étonne, qui donne l'exemple, défie la mort. Plus tard dans la nuit, il dicte à nouveau pour Cambacérès quelques lignes : « J'ai passé toute la journée au port, en bateau et à cheval. C'est vous dire que j'ai été constamment mouillé. Dans la saison actuelle, on ne ferait plus rien si l'on n'affrontait pas l'eau ; heureusement que, pour mon compte, cela me réussit parfaitement et je ne me suis jamais si bien porté. »
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